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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 156.djvu/646

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tragédie assez racinienne. Mais ces distinctions n’en sont point pour les étrangers, et, au contraire, ces analogies superficielles les frappent. Il était donc difficile ou plutôt impossible qu’une réaction dirigée contre l’esprit du XVIIIe siècle n’atteignît pas tôt ou tard la poétique, ou, comme on dirait aujourd’hui, l’esthétique du siècle précédent, et que, sous prétexte de secouer le joug du classicisme, l’Europe entière, à l’exception de l’Italie, n’en fît pas consister le principal effort à se libérer de l’influence française. Il y avait trop longtemps qu’elle régnait ! La Révolution, en isolant du reste du monde, pendant dix ans au moins, la France lisante et pensante, et les guerres de l’Empire, en se terminant par Waterloo, favorisèrent naturellement le succès de cet effort. Et l’influence anglaise en profita d’autant.

On attribue communément à l’influence allemande ce que nous rendons ici d’importance à l’influence anglaise ; et « l’école de Coppet, » — Mme de Staël, elle-même, et d’abord, avec son livre de l’Allemagne, Benjamin Constant, les Schlegel, Fauriel encore dans ses premiers travaux, — n’ont rien négligé pour en répandre et pour en accréditer l’idée. On peut ajouter, d’autre part, qu’Anglais ou Allemands, ce sont, après tout, des Germains, et qu’en un certain sens il suffit que la réaction contre le classicisme se présente à l’histoire comme une revanche du génie germanique sur le génie latin. Nous le croyons aussi ! et il n’est évidemment question pour la critique ni d’exercer, après cent cinquante ans, des représailles contre Lessing, ni de rabaisser le génie de Goethe ou de Schiller, ni de contester l’influence de Kant. Mais il faut pourtant distinguer les époques, et on verra dans un instant tout l’intérêt de la distinction. En fait, on ne connaissait hors d’Allemagne ni Kant, ni Gœthe, ni Lessing, puisque, à peine étaient-ils nés, que déjà l’influence anglaise avait commencé de se faire sentir en France. Rappellerons-nous à ce propos l’injurieuse violence que Voltaire, après lui avoir autrefois servi comme d’introducteur, et l’avoir même quelque peu pillé, n’en avait pas moins déployée contre Shakspeare ? On en accuse quelquefois la « timidité de son goût. » Mais je croirais plutôt qu’étant ce qu’il était, — « conservateur en tout, sauf en religion, » — il avait instinctivement reconnu dans la liberté du drame shakspearien une redoutable menace pour la discipline savante et compassée qui était celle de la tragédie française ; une conception de l’art ennemie de la sienne ; une interprétation