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au contraire et conjure vainement Chorèbe, son fiancé, de partir. Nul n’écoute la vierge inspirée. La foule offre des actions de grâces et des sacrifices aux dieux, et, s’attelant au cheval que les Grecs ont abandonné sur la plage, elle l’introduit en triomphe, sous les imprécations de la seule prophétesse, au cœur de la cité. Voilà les deux premiers actes. Le troisième ne consiste que dans la brève et nocturne entrevue d’Énée avec l’ombre d’Hector, elle aussi fatidique. Le quatrième, c’est l’incendie, le carnage, et la mort de Cassandre et de ses compagnes, se tuant pour ne point appartenir aux vainqueurs.

La partition de la Prise de Troie est inférieure en son ensemble à celle des Troyens à Carthage. Rien ici n’arrive et surtout ne reste à la hauteur où se soutient l’acte des jardins de Didon (air d’Iopas, récitatifs, quintette, septuor et duo d’amour La dernière scène surtout, qui pouvait être sublime, est manquée. Admirable de conception, mais d’une réalisation insuffisante, elle compte parmi les pages où le grand artiste que Berlioz était toujours fut trahi par le moins grand musicien qu’il était quelquefois. Quant à l’avant-dernier tableau, voici comme Berlioz lui-même en parlait : « Il y a là des choses bien curieuses, ce me semble… Ce récitatif d’Hector, ranimé un instant par la volonté des dieux et qui redevient mort peu à peu en accomplissant sa mission auprès d’Énée, est, je crois, une idée musicale étrangement solennelle et lugubre. Je vous cite cela, parce que c’est justement à de pareilles idées que le public ne prend pas garde[1]. » Berlioz avait raison et le public aurait tort de ne prendre point garde à la descente, à la lente dégradation qui fait la grandeur et la faiblesse, ou plutôt la grandeur par la faiblesse même, de ces avis d’outre-tombe.

Les deux premiers actes de la Prise de Troie sont de la plus noble, de la plus grave beauté. C’est une chose admirable que l’air de Cassandre. Classique par la succession et la proportion des parties qui le composent, par la grandeur et la force concentrée des récitatifs, par la pureté, la tenue, et par la reprise aussi de la mélodie, une telle page est égale aux pages immortelles de Gluck. Cela est très vrai, bien que tout le monde l’ait dit. C’est une chose admirable, jusqu’à la péroraison exclusivement, que le duo de Cassandre et de Chorèbe. Classique aussi, la cantilène exquise et vainement rassurante que deux fois le héros oppose aux visions et aux terreurs de sa fiancée. Classique enfin, et même un peu plus, ou un peu moins (c’est poncive que je

  1. Lettres à Humbert Ferrand.