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allure ! avec quel emportement ! — de l’appel joyeux du berger à la mort de Tristan. Dans l’ordre de la musique de théâtre, sous les conditions et les restrictions qu’elle est forcée de subir, les pages dont nous parlons occupent le même rang que tient, dans l’ordre de la musique pure, un scherzo ou un finale de Beethoven : peut-être l’un et l’autre à la fois, car il y a ici de l’un et de l’autre tour à tour. Un appel soudain et perçant déchaîne ce que Wagner appela lui-même le torrent de la symphonie. Un thème nouveau du berger, thème d’allégresse et non plus de douleur, éclate, bondit, enferme Kurwenal et Tristan en des cercles de joie. Bientôt il se modifie, et, redoublant non seulement d’intensité, mais de vitesse, il se hâte et se concentre en même temps. Tantôt il reste lui-même, tantôt il devient son contraire : égaré, comme en délire, au lieu de monter il descend, mais toujours suivant le même rythme et constitué par les mêmes sons. Toujours il se transforme, il ne se perd jamais, et cette identité d’une figure ou d’un mouvement sonore fuyant sans cesse et sans cesse retrouvé est l’un des miracles que la musique seule entre tous les arts, ou mieux que tous les arts, est capable d’accomplir.

Voilà le scherzo. Bientôt, dans ce tourbillon de folie, de folie heureuse et libératrice, d’autres « motifs » se précipitent et se fondent. Quelques instans avant que paraisse Iseult, deux des principaux thèmes du duo d’amour reviennent, mais élargis et exaltés, lances et sonnant à plein orchestre, secoués comme le moribond lui-même par la joie trop forte dont il va mourir. Tous les élémens de cette violence et de cette frénésie furent naguère, dans le duo d’amour, élémens de douceur et d’extase. Et voilà le finale, un exemple merveilleux de la transformation des forces par la musique, et de la contemplation et de la pensée devenant mouvement et acte.

Ces différentes pages ont un commun caractère : chacune d’elles représente une arrivée ou une approche. On sait que la tendance à l’être plutôt que l’être même est souvent l’idéal de Wagner et comme la condition métaphysique de son génie. Il faut reconnaître que le devenir, étant, par sa nature même, susceptible de degrés et d’accroissement, fournit à la musique une matière inépuisable. Et cette matière, comme Wagner l’a traitée ! Progressions, chromatisme, appoggiatures, tous les élémens de son art et de son style ne semblent créés et réunis que pour exprimer une perpétuelle évolution. Voyez ou plutôt écoutez venir Tristan guidé par le blanc signal d’Iseult. Mélodies obstinément ascendantes, mouvement plus rapide et sonorité plus intense, rythmes qui se dédoublent, accens qui se multiplient, tout exprime l’urgence.