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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 156.djvu/698

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de l’amour à la mort, ou plutôt par l’amour à la mort, s’efforce en vain d’entr’ouvrir aux regards de son humble compagnon les profondeurs de leur double mystère. De sa voix défaillante il lui dit les choses sérieuses, étranges et comme lointaines, que disent les mourans. C’est lui, c’est Tristan seul ici qui parle et qui chante. Derrière les mots, sous les notes faibles et courtes, quelques accords d’orchestre semblent élargir l’horizon ou creuser des abîmes. Et voici que reprend soudain la mélodie du berger. Aux sons de la « vieille plainte, » — et ces mots traduisent mal « die alte Weise, » — Tristan revoit et revit son passé. Entre tous les momens purement lyriques de l’ouvrage, je n’en vois pas de supérieur, peut-être d’égal à celui-ci. La musique, ici encore, ne devient ni ne se fait ; elle est. Elle est, en dépit du chromatisme, ou plutôt grâce au chromatisme même, interprète merveilleux ici de malaise et de détresse ; elle est, grâce aux dissonances atroces de l’orchestre et de la voix, de cette voix malade, mourante, qui ne sait où se poser, et que le moindre choc, le moindre contact seulement fait gémir et crier, tant elle souffre. « Lorsque je me mis à mon Tristan, a dit Wagner, je me plongeai avec une entière confiance dans les profondeurs de l’âme, de ses mystères, et de ce centre intime du monde, je vis s’épanouir sa forme extérieure. » Iseult et Tristan au second acte, Tristan seul, au troisième, pourraient dire la même chose : ils sont, pour ainsi parler, au centre de leur âme, au plus profond de l’amour et de la douleur.

Cette place intérieure, centrale, est celle où le génie de Wagner s’est établi. Il l’occupe et la possède tout entière, la tenant avec raison pour la principale et la plus glorieuse. Il y a des paysages dans Tristan, et d’admirables : au premier, et surtout au troisième acte, la mer : au second, la nuit et la forêt, avec leurs ombres, leurs clartés, leurs parfums et leurs murmures. Mais chacun de ces décors se rapporte et se subordonne aux personnages ; et c’est toujours « du centre intime du monde » que nous en voyons « la forme extérieure s’épanouir. » Kunst der Innerlichkeit, « l’art de l’intérieur. » Il faut revenir sans cesse à cette définition allemande de la musique, que tous les grands musiciens allemands ont justiliée. D’un bout à l’autre de Tristan, elle se vérifie : en ce troisième acte, où le souffle de la terre natale, passant par le chalumeau d’un berger, déchaîne les « orages du cœur. » Au premier acte, de même : la fureur d’Iseult ne s’emporte et ne bondit-elle pas comme fouettée par la voix du matelot qui chante en plein ciel, perdu là-haut parmi les voiles ? Il arrive même à la musique de transformer un geste physique en un trait de caractère ou de passion.