Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 156.djvu/774

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’expliquent pas, et que vous perdriez votre peine à vouloir les expliquer. Avez-vous dîné dans un restaurant japonais et mangé du poisson cru ?

— Non.

— Avez-vous vu danser des geishas ?

— Non.

— Suivi l’enterrement d’un prince ?

— J’attends qu’il en meure.

— Marchandé des bibelots ?

— Je n’en ai cure.

— Admiré, au Yoshiwara, l’exposition des honnêtes filles qui se sont vendues pour assurer une heureuse vieillesse à leurs parens ?

— Je préfère assister d’abord aux séances du parlement, visiter des écoles et des casernes, me mêler à la foule et, si je le puis, juger par moi-même du progrès des idées européennes dans l’âme du vieux Japon.

— Ah, monsieur, vous vous privez de grands plaisirs !

Cependant un vieux résident qui m’avait écouté me prit à part.

Il était peu connu, vivait très retiré, lisait beaucoup et se délectait dans les complaisances solitaires de son esprit ironique. Je reconnus plus tard que cette ironie aiguisait son observation sans la fausser, et que les pointes, souvent brillantes, jamais envenimées, en étaient parfois humides d’une goutte de poésie. Il aimait les Japonais et leur faisait payer sa tendresse. Je le suivis donc, et il me dit :

— Je veux vous renseigner en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire. Mettez-vous à la fenêtre et ouvrez les yeux. Voici précisément le symbole du Japon moderne qui arrive. Il s’avance sans hâte et ne s’occupe ni de vous, ni de moi, ni de quoi que ce soit autour de lui. Mon symbole est encore jeune. Vous lui donneriez vingt-cinq ans, mais les visages japonais nous trompent, et il en a au moins quarante : c’est vous dire qu’il naquit vers le milieu de ce siècle, au moment où le pays entreprenait sa révolution, et qu’il a encore reçu, dans son enfance et sa jeunesse, l’ancienne éducation des Samuraïs. Je vous prie de remarquer son équipement hétérogène. Il porte des souliers dont les élastiques se relâchent et d’où son talon déborde à chaque pas. Ce n’est point un indice de pauvreté ; c’est simplement la marque que ces chaussures européennes, déformées par la nécessité où il se trouve de