Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 157.djvu/347

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

malentendus inévitables dont souffre une âme orientale égarée parmi nous. Il aimait la France avant que d’y atterrir ; il l’aima quand il l’eut quittée. Son esprit s’y exerça dans une sorte de pénombre, et, comme l’ensemble lui échappa toujours, il promena de détail en détail sa curiosité laborieuse et son obscur émerveillement. Je n’ai jamais rencontré d’homme plus étranger aux idées religieuses. Les Maristes qui l’assiégèrent trois ans perdirent leur latin à le vouloir convertir, pour l’excellente raison que, ni bouddhiste, ni shintoïste, ni croyant, ni incrédule, il n’était point convertissable. Mais il croyait au Progrès, à la Justice, à la Liberté, à la Science ; et ces mots que les vents d’Europe ont semés par le monde, ces mots indéfinis, qu’il était allé lui-même entendre à la bouche de l’oracle, l’emplissaient d’assurance et d’orgueil. D’une probité scrupuleuse, d’une franchise souvent déconcertante, également éloigné du formalisme japonais qu’il avait désappris et de l’étiquette européenne qu’il avait mal comprise, fidèle à des instincts d’honneur et de désintéressement que le travail des générations confucianistes avait incrustés dans son cœur, naïf et vaniteux, il rassemblait en lui les traits épars du Japon moderne, d’un Japon moyen, encore honnête par atavisme, grisé d’idées fumeuses, détaché de ses traditions, tourmenté par l’éveil de son sens critique.

Et surtout cet homme, qui avait déjà fait l’expérience qu’un diplôme ne peut rien sans la brigue, représentait, au milieu de cette société en travail, la légion naissante des demi-savans, des malchanceux, des mécontens, des déclassés, qui s’y dresseront un jour pour protester au nom de l’intelligence méconnue contre la tyrannie de la finance et la corruption du pouvoir. Ils n’en sont pas là, mais la politique les y achemine. Elle les introduit dans le plus dangereux laboratoire des consciences humaines. Ils y voient comment les convictions s’agrègent et se dissolvent, sous quelles influences les principes se transforment, par quel procédé les intérêts mesquins se teintent de couleurs généreuses, et ce qui reste de sincérité au fond de l’alambic. Plus tard, ils y découvriront la formule meurtrière. Avant la Restauration, un garçon comme Mikata ne se fût point aventuré hors de son village. Il n’eût prétendu qu’à la gloire de servir, dans l’humble condition où les dieux l’avaient logé, ses ancêtres et son prince. Aujourd’hui, les mains lui démangent de toucher aux destinées de son pays ; il se sent propre à gouverner ses concitoyens ou du moins à leur