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comprenaient bien qu’elles ne s’adressaient pas à eux. Et nous reprîmes notre route, vers un horizon neigeux, secoués d’affreux cahots sur des chemins plus accidentés, mais toujours conduits par nos labarum qui se déchiraient aux branches des arbres, s’enchevêtraient aux fils télégraphiques et menaçaient à chaque pas de culbuter leurs porteurs.


Vers deux heures de relevée, nous entrâmes dans la ville natale de M. Kumé, Numata, la montagnarde, presque invisible sous ses pins sombres et ses feuillages roux. La foule se pressait devant l’hôtel de la grand’rue, et cent pétards annoncèrent notre arrivée aux échos des ravins. Et nous revîmes le candidat et ses électeurs se congratuler silencieusement sur les tatamis d’une belle chambre, dans un décor de cigognes, de tortues, et de poésies chinoises, et sous un plafond de bois à caissons peints.

C’était la première fois depuis six ans que M. Kumé rentrait à Numata, et sa première visite fut pour le tombeau de son père. Il déposa le costume européen et revêtit le hakama et le haori. Ses pieds débarrassés de leurs bottes ressaisirent aisément le cordon des getas. Alors il me parut moins éloigné de ses concitoyens, plus grand et plus noble. L’ampleur de ses riches vêtemens répandit la grâce sur sa tête et ses épaules ; et, revenu aux vieilles modes japonaises, il était pareil à cet Odysseus, quand Pallas Athéné le rajeunit d’une aimable splendeur. Nous sortîmes à pied. M. Kumé marchait devant nous, au milieu de la chaussée, seul ; nous le suivions quelques pas en arrière, mais Igarashi nous avait abandonnés pour veiller aux apprêts du banquet politique. Et ceux qui du fond des boutiques nous regardaient passer savaient où nous allions.

Au portail du cimetière, des figures hiératiques creusées dans le granit accusaient une lointaine influence de l’art hindou et marquaient bien le seuil d’une terre sanctifiée par le Bouddhisme. Les tombes se pressaient, surmontées de lanternes et de pierres bizarrement découpées, et, parmi les cryptomérias, un Bouddha de bronze, émergeant d’un lotus et nimbé d’un cercle en fer, faisait planer sur l’évanouissement des simulacres humains ses regards en amande et son incertain sourire. Nous gravîmes un monticule enclos d’une palissade. Trois tombes d’inégale hauteur s’y drossaient près d’un arbre consacré par une corde en paille ; et, sous un abri de planches, on nous montra la pierre