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Gluck élève la parole au-dessus de la symphonie, Wagner l’y subordonne, et, comme disent les pédans, notre remarque subsiste.

Que de contrastes encore entre les œuvres que nous avons tour à tour applaudies ! Quelle musique et quelle musique ! Un Orphée, une Iphigénie entrent plus aisément qu’un Tristan dans l’habitude ou dans le courant de notre vie. Il ne faut pas cinq heures pour les ouïr. Ils commencent plus tard et finissent plus tôt. Ils n’exigent point, je ne dirai pas le sacrifice, mais la consécration d’une soirée tout entière, presque d’une nuit. Ils entreprennent moins sur notre repos, et sur nos repas. Et puis, s’ils s’entendent plus vite, ils se comprennent de même. Renan, je crois, distinguait un jour le domaine des initiés et le domaine des simples. Gluck est le maître du second. Pour nous charmer et nous émouvoir, il n’exige que nous soyons ni préparés, ni compétens ; il nous demande seulement de n’être point insensibles. Il éclate aux esprits, ou plutôt aux âmes ; à toutes, et tout de suite.

Le librettiste italien d’Orphée, Calzabigi, parlait de la « pura e nuda musica » de son collaborateur. Voilà ce que la musique de Wagner est le moins dans Tristan. Souvent elle ne l’est pas, si « pura » veut dire chaste ; si « pura » veut dire simple, elle ne l’est presque jamais non plus. La musique de Gluck, au contraire, est tout cela : pure et nue comme les marbres de la Grèce, elle est antique par la forme autant que par le sentiment.

Plus éloignée de nous que celle de Wagner, la musique de Gluck agit sur nous par le prestige du passé. Nous avons assisté, nous assistons encore à l’évolution wagnérienne. Mais, depuis plus d’un siècle déjà, le siècle de Gluck est fermé. Orphée est le plus ancien drame en musique aujourd’hui représenté. « Aimez, a dit le poète, aimez ce que jamais on ne verra deux fois. » Aimons donc notre tragédie musicale, et notre tragédie littéraire, à laquelle elle ressemble, parce que nous ne les reverrons plus. Ils sont beaux, les chefs-d’œuvre naissans ; plus beaux encore peut-être, et plus sûrs, les chefs-d’œuvre qui ont duré, ceux d’où la mortalité même a disparu. Nous pouvons désormais les admirer sans réserve, et sans craindre que le temps les change pour nous ou nous change pour eux.

Iphigénie et Orphée, après Tristan, nous donnent la sensation de l’allégement et de la délivrance. Ils nous montrent comme une porte ouverte, par où nous pouvons respirer et sortir. Jamais Gluck ne nous étouffe ni ne nous écrase ; il dénoue les liens qu’hier une main trop rude avait serrés. Vous savez ce qu’écrivait Mlle de Lespinasse : « L’impression que j’ai reçue de la musique d’Orphée a été si profonde, si