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dans tout ce qui nous intéresse, dans tout ou presque tout ce que nous disons, pensons, aimons, louons ou méprisons ?

La mode ayant donc beaucoup changé dans les chapeaux, c’est, semble-t-il, une tentative très supérieure aux forces d’un simple fabricant que celle de découvrir un « mouvement de bords, » un « chiffonné d’étoffe, » une « pose de plumes ou de fleurs, » une courbure enfin, un pli ou une disposition quelconque, que nul avant lui n’ait imaginé. Il en rêve pourtant et va par la ville, l’œil ouvert, là où le monde se réunit. Il hante les musées, interroge les provinces et l’étranger, recherche les accoutremens populaires et cueille ses modèles « à la pipée. » Les théâtres lui sont aussi de grand secours ; les actrices qu’il coiffe lancent ses créations : un chapeau porté par l’héroïne d’une pièce à succès donnera le style à toute une saison.

La grande modiste, qui achète feutres ou pailles ainsi façonnés, les modifie encore. Souvent elle en ordonne d’avance le dessin à sa guise, ou l’exécute elle-même en collaboration avec ses « premières. » On tient conseil on septembre ; chacune arrive dans le bureau de la patronne avec son sac, plein de projets en papier ou en mousseline ; chacune s’efforce de sculpter ses idées en tulle ou en sparterie. Le résultat obtenu est successivement essayé sur vingt-cinq têtes de la maison, pour en mieux apprécier la perspective dans tous les sens et en corriger les défauts. L’ouvrière qui veut arriver se laboure la cervelle sans relâche ; son imagination, pour être fertile, doit demeurer perpétuellement en éveil. Celle dont ses compagnes disent plaisamment « qu’elle n’attrapera pas de méningite » n’a aucune chance de parvenir. Or « la mode » réserve à ses élues des situations très lucratives.

Je ne parle pas des privilégiées qui fondent et dirigent les maisons célèbres, dont le nom fait autorité dans les boudoirs comme celui des classiques dans les écoles. Celles-là sont « nées dans une peau de bonheur, » suivant l’expression de la légende Scandinave pour les enfans à qui tout doit réussir dans la vie : Ode, Alexandrine ou Hofèle sous l’Empire ; aujourd’hui remplacées par d’autres noms. Leurs signatures, au fond des chapeaux, suffisent à en doubler la valeur ; elles atteignent ou dépassent le million comme chiffre d’affaires et réalisent une moyenne de 400 000 francs de profit net. Ces gains, distribués à des actionnaires, lorsque la raison sociale ne représente plus qu’une société de commerce quelconque, sont, chez une des grandes « faiseuses »