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Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 157.djvu/655

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son indépendance souveraine contre les suggestions diplomatiques, et contre la force ouverte. Ma situation modeste, et la plus simple courtoisie m’interdisaient de lui rappeler les facilités que nous lui avions indiquées avec instance pour éviter à l’Europe et à lui-même les périls d’une politique intransigeante, et je ne pouvais que lui dire combien j’étais ému de l’état des affaires orientales, en exprimant l’espoir d’un meilleur avenir. Je crois bien qu’il appréciait la réserve de mes paroles, mais il ne semblait pas que rien eût même effleuré sa foi dans le principe intangible qu’il représente, ni diminué son courage et son impassible volonté. J’apercevais en lui une énergie hautaine, qui pouvait devenir plus tard, selon les circonstances politiques et les directions de son esprit, dangereuse pour ses peuples ; mais, à l’époque où nous étions alors, elle n’était que l’affirmation d’une autorité supérieure aux revers. Il acceptait la fortune contraire, mais sans se courber et sans reculer, immuable dans son rôle héréditaire, et, en sortant du kiosque de Yildiz, je comprenais mieux que jamais combien les théories parlementaires, si éloignées des mœurs et des idées de l’Orient, étaient incompatibles avec les convictions de ce maître impérieux.

Quelques jours après, sur le paquebot qui me ramenait en France, je m’entretenais, pendant une soirée paisible, en longeant les côtes de Grèce, avec un jeune député chrétien, suspect aux agens turcs, et dont j’avais favorisé l’embarquement clandestin. Fidèle à ses illusions, il ne se consolait pas de la fin de son rêve. Je respectais en lui les angoisses du proscrit et les mélancolies du néophyte ; je lui disais cependant que, s’il avait raison de vouloir améliorer la situation de son pays, et surtout celle de ses coreligionnaires, je ne croyais pas que ce fût par le régime parlementaire qu’on pût, au moins à présent, se flatter d’y parvenir. — Mais pourquoi ? s’écriait-il. Nous eussions fait comme vous en 1789 ! — Avec cette différence fondamentale, lui répondis-je, que nous avions alors derrière nous trois siècles de civilisation, et en outre la volonté d’un peuple en possession de son unité, conscient de ses droits et capable de les conquérir et de les défendre. Et encore, par quelles convulsions avons-nous passé ! Je me souviens que naguère, à la Conférence, Edhem-Pacha nous les a reprochées dans une harangue tellement véhémente que les plénipotentiaires m’ont invité à ne point l’insérer au protocole. Comment donc un mécanisme aussi délicat et compliqué que le gouvernement