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Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 157.djvu/932

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souffle venu de la nature. Cette nature il l’aime pour sa fécondité, pour sa richesse, pour son éternelle jeunesse, et non pas seulement pour la beauté de ses spectacles, mais aussi pour les leçons que les hommes y devraient lire. Quelques pages de Résurrection sont parmi les meilleurs morceaux descriptifs que Tolstoï ait composés. On n’oubliera ni, pour leur fraîcheur, ces scènes d’idylle qui nous montrent parmi les pelouses reverdies les jeux d’adolescens candides, ni pour leur troublant mystère les bruits de telle nuit d’avril où la glace de la rivière craque aux premiers souffles du renouveau. Qu’il suive un développement de pensée abstraite, ou qu’il fixe son regard sur la société, chez Tolstoï les souvenirs de la nature ne sont jamais loin. Ainsi l’homme n’est pas isolé du reste du monde, mais il apparaît dans son cadre, et sa vie est tout imprégnée de l’atmosphère des choses.

Connaisseur des âmes, Tolstoï a poussé aussi loin que personne autre en notre temps la pénétration psychologique. Il sait surtout avec une rare justesse nous faire entendre le son différent que rendent les mêmes âmes à différentes époques. Ce Nekhludov, venu chez ses tantes pour y achever dans le calme de la campagne ses thèses d’étudiant, c’est le jeune homme pris à cet instant délicieux et si court où son âme est tout enthousiasme, toute générosité, toute pureté. Il ne sait de la vie que le rêve qu’il en fait, et n’aperçoit du monde qu’une image façonnée au gré de son idéal. Il ne songe même pas que cet idéal puisse jamais courir le risque d’être humilié. Il peut alors vivre auprès de cette gracieuse Katucha, plus qu’une servante, presque une demoiselle, et en qui il ne voit qu’une compagne jeune et innocente comme lui. Il ne soupçonne pas que dans l’attrait qui les attire l’un vers l’autre, il puisse y avoir rien de coupable. Et qui empêcherait d’ailleurs que quelque jour Katucha ne devînt sa femme ? Deux années se passent, de ces années de jeunesse si remplies d’événemens décisifs pour la formation du caractère ! Nekhludov est maintenant un autre homme. Il s’est mêlé au monde. Il a aisément adopté les maximes qui ont cours dans une société riche, oisive, libertine. Il traverse cette période de folie égoïste où « l’homme animal » et qui ne poursuit que la satisfaction de ses instincts de jouissance, fait taire l’homme moral. C’est alors qu’il revoit Katucha, et elle ne représente plus pour lui que la promesse d’un instant de plaisir. Toutefois, parce que du fond de son être remontent toutes ces émotions délicieuses, et parce que maintenant elles s’accompagnent d’expérience, Nekhludov pendant cette nuit de Pâques où il accompagne Katucha à la messe de minuit, éprouve la plus profonde et la plus durable émotion de l’amour. Et