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qu’une demi-exception. C’est que Racine part de cette idée que les sentimens et les passions humaines ne changent jamais et que Pyrrhus a aimé exactement comme un Condé et Roxane exactement comme Christine de Suède. Il n’a pas tort, parce qu’il ne s’occupe que des sentimens et ne sort jamais de ce domaine très nettement et rigoureusement circonscrit.

En effet ce ne sont pas les sentimens qui changent, ce sont les mœurs, et il y a une très grande différence. Les mœurs sont des tours d’idées qui se reflètent dans les usages, dans les manières et dans le commerce habituel des hommes entre eux. Elles sont indépendantes des sentimens et passions. Elles n’en viennent point. Elles ne reçoivent rien d’eux. Ceux-ci ne sont aucunement les causes de celles-là. — Entre elles et eux, n’y a-t-il donc aucun rapport ? Oh ! si bien ! Seulement ce ne sont pas les passions qui ont de l’influence sur les mœurs, ce sont les mœurs qui, sans rien changer au fond des passions, leur donnent une couleur, un ton et une physionomie particuliers. — Mais il reste que si vous faites une œuvre d’art où vous ne tenez compte que des passions et nullement des mœurs, vous pouvez me peindre des Romains et des Grecs avec la simple connaissance que vous avez des sentimens éternels, invariables en tant que sentimens, de l’humanité ; et c’est précisément ce qu’a fait Racine. S’il avait, comme Mlle de Scudéry, mêlé à des histoires grecques ou romaines des mœurs françaises, la cacophonie eût été la même ; mais, ne mettant de mœurs d’aucune sorte dans ses tragédies, il a fait des œuvres d’art où rien ne nous heurte, les sentimens et passions, seuls mis en jeu, pouvant être et étant parfaitement passions et sentimens de Grecs, de Romains ou de Turcs, encore que ce soit parfaitement sur des Français qu’il les ait étudiés.

Et remarquez ici une confirmation de ce que j’avançais plus haut sur l’étroit domaine du roman historique quand il veut être proprement roman historique. Si Racine a fait du drame historique un drame psychologique pur et simple, c’est, sans doute, que la nature de son génie l’y conduisait ; mais c’est aussi que la matière du drame historique s’épuisait ; c’est que Corneille, après avoir trouvé tant de sujets dans l’histoire capables de nous intéresser, commençait à en chercher et qui pis est à en trouver dans l’histoire qui ne nous intéresse pas. C’est qu’il en était aux princesses des Parthes et aux rois des Lombards ; c’est que les grands