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ANNIBAL CARRACHE.

paraît au premier abord en désaccord manifeste avec celui des fresques. Cependant tout s’explique dans l’histoire pour ceux qui se donnent la peine d’approfondir. L’évolution de l’art, on l’a souvent remarqué, ne précède presque jamais, n’accompagne même pas exactement, elle suit d’ordinaire l’évolution des mœurs et des idées. Nous en avons un exemple sans sortir de notre sujet. Guglielmo della Porta, le sculpteur, avait été chargé après la mort de Paul III d’élever un tombeau à la mémoire de ce grand pape. Le monument fut terminé en 1576 ; il a trouvé place dans la basilique vaticane, à gauche de la chaire de Saint-Pierre. Primitivement, le socle supportait quatre statues allégoriques ; l’une d’elles, la plus achevée sans contredit, celle de la Justice, avait un baudrier pour tout vêtement. Personne ne fut d’abord choqué de trouver une figure aussi profane à quelques pas du tombeau des apôtres : vingt ans plus tard, sa nudité fit scandale. Afin de couper court à des commentaires injurieux, le cardinal Odoardo commanda au fils de Guglielmo, Teodoro della Porta, d’habiller la statue : on lui infligea une chemise de plomb qui n’a pas cessé depuis lors de voiler une partie de ses formes. Or, cette adjonction eut lieu en 1595, l’année même où Farnèse appelait Annibal à Rome. Non seulement le code de la bienséance est changeant et mobile de sa nature, mais ses articles comportent des nuances insaisissables pour qui ne la pas observé de près.

Cependant, comme l’esprit public se montrait de plus en plus sévère à l’égard des nudités, celles de Carrache engendrèrent sans doute, à un moment donné, des scrupules dans l’esprit d’Odoardo. Aux observations des censeurs, le cardinal pouvait répondre, il est vrai, par l’ingénieuse interprétation de Bellori et dégager une leçon de morale des scènes les plus risquées de sa Galerie. Les autorités ecclésiastiques ne recouraient-elles pas parfois à des subterfuges de ce genre pour tolérer la lecture des livres équivoques restés en faveur dans la société italienne ? Il se peut que Farnèse en ait d’abord usé de la sorte, mais l’heure arriva où il jugea qu’il lui convenait de consentir quelque léger sacrifice aux bienséances. La tradition romaine admet que les tableaux de la Galerie ont été amendés à une époque fort ancienne ; c’est en effet ce qui advint. Comparez la fresque de la Galatée parcourant les mers avec le carton de la National Gallery ; vous noterez qu’une légère draperie blanche se dessine dans la fresque sous la main du triton, tandis que le carton en est affranchi.