une poétique et romanesque victime. Or, la victime c’était lui, le tyran, c’était elle. Altière, vindicative, avide, Marie de Neubourg, qui était Allemande de naissance et passionnée contre la France, employait tous les moyens d’influence sur son malheureux mari, pour le déterminer à choisir, parmi les nombreux prétendans à la couronne d’Espagne, un héritier qui appartînt à sa patrie d’origine. Comment l’Europe entière n’aurait-elle pas été attentive à l’ouverture imminente de cette succession lorsque la femme et les conseillers mêmes du malheureux prince, dont tout le monde attendait la mort, le harcelaient de leurs instances pour obtenir qu’il mît fin à ses indécisions, et disposât de l’Espagne par un testament en bonne et due forme ? Tessé envoyait en effet à Louis XIV copie d’une dépêche du ministre de Savoie à Madrid, où celui-ci rendait compte que « Sa Majesté catholique ayant eu trois accès de fièvre consécutifs, le Conseil d’Etat s’est assemblé dans la chambre du secrétaire de la Despesche universelle[1], et que les seigneurs qui composent ce conseil prièrent ledit secrétaire de représenter à Sa Majesté qu’elle eût la bonté de penser à un successeur en cas de malheur. Ledit secrétaire s’étant excusé de passer cet office sans avoir leurs instances par escrit, ils dressèrent un mémorial, et ensuite, estant monté à l’appartement de Sa Majesté, ils lui firent les mêmes représentations. » Le pauvre Roi, auquel ses propres sujets mettaient ainsi le couteau sur la gorge, « témoigna agréer leur zelle et qu’il y ferait réflection… » Peu de jours après, « le Conseil, voyant que le Roi passoit sous silence cette matière, lui présenta un nouveau mémoire, à l’occasion du retour de sa fièvre… Mais Sa Majesté demeura dans son irrésolution sur ce point[2]. »
L’ambitieux et entreprenant Victor-Amédée n’était pas homme à se désintéresser d’une question qui préoccupait si vivement l’Europe, alors surtout qu’il pouvait invoquer pour y intervenir à la fois son droit et son intérêt. En effet, il était parent de Charles II au degré successible par son arrière-grand’mère, l’infante, fille de Philippe II, qui avait épousé le duc de Savoie, Charles-Emmanuel Ier. Aussi Philippe IV, dans ce testament dont nous parlions tout à l’heure, avait-il désigné sa tante Catherine, duchesse de Savoie, pour succéder, le cas échéant, à Charles II,