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Et, parmi les illustres Japonais qui nous entouraient, un officier de marine très timide, et dont la grosse figure bonasse rougissait au moindre mot, contemplait le spectacle avec une évidente curiosité. C’était le frère de l’impératrice, un Ichijo. Il n’avait ni suite ni courtisans ; personne ne remarquait sa présence. Et d’autres princes ou héritiers de princes mêlés au monde diplomatique n’y figuraient pas plus que d’obscurs invités. La lumière qui, pendant des siècles, les avait baignés d’une vie quasi surnaturelle, s’était retirée de leurs fantômes. Précipités des hauteurs féodales au rang de fonctionnaires dans un État moderne, leur titre de bureaucrate ou d’employé du gouvernement faisait aujourd’hui toute leur vaillance. La rosette du Soleil Levant qui décorait leur boutonnière attestait leurs offices de bons serviteurs ; et ces hommes, déjà rompus à nos usages et rentrés dans la foule humaine, assistaient en souriant à la revue carnavalesque de leurs anciens honneurs.

Le défilé s’était arrêté. Après le vieux Japon féodal, le vieux Japon féminin, le Japon des danses fleuries et des poses harmonieuses sembla sortir de terre. Ce fut une apparition vraiment merveilleuse, une féerie en plein soleil, au milieu de la sombre multitude. Les meilleures danseuses de Tokyo, vêtues de toutes les nuances et des plus vives et des plus tendres, la longue robe barrée d’un obi qui les ceignait de pourpre, de neige ou d’or, firent papillonner leurs éventails, onduler l’arc-en-ciel de leurs larges manches, tourner des armatures dorées de parasols, dont les rayons noués de fleurs et de rubans couraient comme des roues dans des jonchées printanières. Ce mélange de couleurs et d’élégance, cette eurythmie des gestes, cette musique un peu grêle, qui tremblait dans l’espace comme un fil sonore, la modestie virginale des attitudes sous ces voiles éblouissans et même leur grâce puérile révélaient chez le peuple, dont les rêves de beauté se précisaient ainsi, un sens de la délicatesse où la fantaisie la plus rare s’allie à la simplicité. Et, depuis des centaines d’années, les mêmes danses avaient caressé les yeux japonais ; leur image déposée au fond de toutes les âmes ignorantes ou raffinées, naïves ou farouches, humaines ou sanguinaires, y ressemblait à ces visions de flore et de corail épanouies sous le pâle sommeil ou le rouge clapotement des eaux. Elles n’étaient point le divertissement passager d’une société qui s’amuse. J’y devinais la poésie d’une race, l’expression vivante d’un art populaire et pourtant subtil. Des