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toujours voulu à sa tête, enfant, homme ou femme, un pauvre être qui se dit petit-fils du Soleil, et que, parmi tant de vassaux passionnés pour le meurtre et la gloire, nul n’ait usurpé le titre de mikado. Si j’excepte l’Eglise catholique, je ne crois pas qu’aucun pays nous propose l’exemple d’une telle institution deux fois millénaire. Empereurs sans empire, empereurs assiégés, empereurs abîmés, traqués, appauvris, affamés, mannequins somptueux ou sordides, l’institution toujours debout, c’est dans leur dénuement et leur détresse que j’en admire la continuité. Plus je les vois bafoués ou avilis, plus je m’étonne qu’elle ait duré. Le miracle en vient de l’invincible foi des Japonais en leur céleste origine. Ni les ambitions effrénées de leurs condottieri, ni les triomphes de la violence, ni l’athéisme et les charmes débilitans de la religion étrangère ne l’ont atteinte. Les mikados demeurent, parce qu’ils sont les émanations du peuple. Leur divinité monte de la foule. Aux jours les plus troublés, le nom divin de cet empereur dont la personne humaine est si tragiquement ballottée, disputée, engloutie, surnage et flotte encore. La pâle étincelle traverse des nuits bien sombres. Souvent aussi, elle semble comme absorbée par le foyer de la cour shogunale, où les arts, ravivés de l’accalmie, jettent une illustre flambée. Mais viennent de nouveaux orages, le Japon reverra ce feu de Saint-Elme dans les craquemens de sa mâture. S’il ne parle plus au cœur de ses pilotes, il avertit les humbles qu’au milieu de tant de désastres quelque chose survit qui ne périra pas. Dans le heurt des instincts déchaînés, il symbolise la prédominance intangible de l’esprit sur la matière. Et les Japonais ne devront pas oublier qu’aux heures sinistres de leur histoire, ce fut tout leur idéal.

On raconte qu’en l’année 1153, alors que la déchéance de la dynastie princière des Fujiwara précipitait l’une contre l’autre les deux familles des Taïra et des Minamoto, un monstre s’abattit sur le toit du palais impérial. Il avait une tête de singe, un corps de tigre, une queue de serpent. Nous connaissons l’animal. La féodalité primitive s’est reformée et, pendant quatre siècles, sa turbulence, sa férocité, sa perfidie déchireront le pays japonais. Tour à tour les shoguns, qui en sortent, essaieront de la réduire et de reconstituer à leur profit la centralisation de l’empire. Mais ces mâles n’engendrent que des efféminés. Vice-empereurs, leur régens leur deviennent des shoguns. Cependant, à deux