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long récit à faire, l’Angleterre s’étant taillé en Asie la part du lion ; et le vent d’ouest, sur la route labourée par la tempête que franchissent à leurs risques les navires chargés de bétail et de blé pour nourrir la mère patrie, sait que le drapeau anglais pousse toujours en avant. A ceux qui veulent lui chercher querelle, la mer crie :


Vous n’avez qu’à braver mon haleine, — Vous n’avez qu’à vaincre mes vagues, — Quelque part que vous alliez, il est là !


Et les dévots du demi-dieu Kipling se pressent, innombrables, dans toutes les classes, à tous les rangs de l’immense multitude que couvre l’ombre de ce vaste drapeau ambitieux d’envelopper de ses plis la terre entière.

Kipling est adoré dans les casernes ; le soldat sait par cœur toutes les pièces dont, sous le sobriquet familier de Tommy, Tom Aikins, il est le héros, ivre plus souvent qu’à son tour ; sur les navires de guerre et autres, la ballade du Bolivar circule parmi les matelots ; et l’engouement monte de degré en degré jusqu’aux plus blasés, qui font leurs délices de cette littérature hardie, spontanée, toute neuve, toute fraîche, sans précédens connus, sans imitation possible. Beaucoup d’ingrédiens, hétérogènes en apparence, entrent dans son assaisonnement : le réalisme le plus brutal, l’argot des faubourgs de Londres y côtoie l’exotisme merveilleux de la jungle ; les parfums de rose et de santal s’y mêlent aux odeurs du ruisseau ; le symbolisme et le reportage y vivent en bonne intelligence. Qu’importe la bizarrerie de cette cuisine sans nom, si elle est savoureuse ? Et elle l’est, d’une saveur à part. Aussi nul ne peut s’étonner que chaque mot des rudes ballades de Kipling soit payé un dollar pièce et chaque mot de ses nouvelles jusqu’à deux shillings par les éditeurs, sûrs de rentrer dans leurs frais. C’est un côté bien secondaire du succès vraiment prodigieux de ce jeune homme qui cherche des impressions et des expériences au milieu de tous les périls, dans les climats les plus meurtriers. Il n’est pas « professeur d’énergie » en chambre et, la plume à la main, il n’enseigne que ce qu’il sait faire, toujours prêt, au Transvaal comme dans l’Inde, à jouer sa vie contre un renseignement précis, un spectacle nouveau. La rapidité de la vision, la faculté d’assimiler n’ont peut-être jamais été portées aussi loin.

Il est né journaliste et il a la qualité dominante du journaliste,