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Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 158.djvu/519

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vous rends grâce de ce que je ne suis pas semblable à ce publicain ; » et cela s’appelle, sous quelque apparence qu’on le déguise, le pharisaïsme. Il est curieux de noter les ressemblances entre les deux peuples qui, à des époques différentes, se sont exaltés au-dessus de tous les autres. Vraiment ce serait à croire que les Anglais descendent, comme le veut une tradition, des tribus perdues d’Israël[1].

Mais pour revenir à Kipling, interprète éloquent de l’ambition et de l’orgueil de sa race, n’a-t-il pas dicté aux Etats-Unis, sur le même ton d’autorité infaillible, lors de la guerre de Cuba, la conduite à tenir envers leur sauvage conquête, half devil half child, moitié diable et moitié enfant ? Il faut dire que, marié à une Américaine et passant une partie de l’année dans le Vermont quand il n’est pas en Angleterre, en Australie, dans la Nouvelle-Zélande, en Afrique, à Ceylan ou à Lahore, il a droit de conseil en Amérique. Et le genre de conseil qu’il donne, celui de l’annexion, est partout bien accueilli.

The White Maris burthen, le Fardeau de l’homme blanc, — c’est le titre du poème, — digne pendant du Recessional, transformait à souhait les droits du vainqueur en une mission sacrée où tout était censé de sa part sacrifice et abnégation, sans aucun avantage personnel. Là-dessus le poète national, le prophète de l’Angleterre, devint, par surcroît, celui des Etats-Unis.

En se rappelant le cynique qu’il peut être à l’occasion et le pessimisme railleur qui distingue sa première manière, on se demande si Kipling est bien sérieux dans sa nouvelle incarnation. Il y a certes un gamin chez le prophète-professeur d’énergie, un gamin parfaitement capable de se moquer du monde comme le

  1. Thèse soutenue il y a quelques années par le British Israël, Prophétie Messenger and Universal News, qui entreprit de prouver que le peuple aux deux tribus (Juda et Lévi), communément appelé Juif et représenté par huit millions d’individus épars à travers le monde depuis l’époque de la dispersion, devait se réunir finalement aux dix tribus perdues dont est sortie la grande nation britannique. À l’Angleterre serait donc promis ce royaume terrestre d’éternelle durée, l’empire dont parle le prophète Daniel qui sera dressé par Dieu comme le cinquième et le dernier empire universel. Le lion et la licorne figurant dans ses armes ne font-ils pas partie de la vision de Balaam ? On conçoit que l’Angleterre ne regimba pas contre une prophétie qui impliquait pour commencer la possession de l’Egypte, l’annexion du Zululand et l’anéantissement de la Turquie. Le journal anglo-israélite, maçonnique en réalité, portait pour devise : Et ils seront mon peuple, au-dessus des deux branches entrelacées comme un sarment de vigne représentant Juda et Ephraïm, ce dernier issu de Joseph, et dont les peuples de la Grande-Bretagne, ceux des États-Unis par conséquent, seraient les représentans actuels. — British Israël Identity Corporation 29, Paternoster Row, London, 1882.