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toujours comme journaliste, dans le Pionnier d’Allahabad. Il avait senti que Mulvaney lui porterait bonheur et s’attachait à sa personne pour tirer de lui le sujet et les détails de beaux tableaux de bataille. Devant ces trois vétérans, le jeune homme rêvait déjà aux grandes destinées de l’Inde, sa vraie patrie, car il est par excellence un Anglais colonial ; les rues, les gens des rues lui font horreur ; il aime la jungle comme l’aimait son Mowgli, le frère des loups, mais ses frères-loups à lui sont des habits rouges. L’un de ses premiers rêves fut la formation d’une armée territoriale composée de soldats d’expérience, tels que Mulvaney, qu’une paye spéciale déciderait à s’engager pour douze ans, avec le choix de prolonger encore cet engagement de cinq années si leur santé tenait ferme, une armée comme le monde n’en connaît pas encore : 100 000 soldats bien formés, 15 000 hommes pris chaque année à l’Angleterre, faisant de l’Inde leur demeure, s’y mariant, mettant au monde de futures troupes blanches avec, peut-être, un renfort de métis, un quart de million d’hommes bientôt formant une colonie indépendante à laquelle la mère patrie fournirait des vaisseaux de guerre et que protégerait Aden d’un côté, Singapour de l’autre.

La réalité cependant répondait peu à cette vision. Dans His Private Honour, Son Honneur de Soldat, nous voyons arriver la fournée automnale des recrues, dont on dit chaque fois : — C’est le pire de tous les détachemens qui ait encore été envoyé du dépôt ! — misérable bétail humain venu des faubourgs de Londres, que les vieux soldats abreuvent d’injures au débotté :

« Eh bien ! dit Ortheris en les dévisageant, on nous a flanqué là un joli ramassis de sales museaux ! En voilà des figures de poissons frits ! Du diable, avec ça, s’il n’y a pas parmi eux quelques Juifs aux yeux rouges. Eh ! là-bas, l’individu à la tignasse grasse, lequel des Salomons était ton père ? M’entends-tu, Moïse ?

— Mon nom est Anderson, répond le misérable.

— Samuelson ! j’en étais sûr ! Et combien de tes pareils viennent empoisonner la compagnie B ?

Il n’y a pas de mépris comparable à celui que le vieux soldat témoigne au nouveau. Et il est juste qu’il en soit ainsi. Une recrue doit apprendre d’abord qu’elle n’est pas un homme, mais une chose qui, avec le temps et par la grâce de Dieu, peut se développer et devenir un soldat de la Reine, pourvu qu’il s’y applique et qu’il écoute les conseils.