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complaisant de laquelle il prévoyait qu’il aurait besoin pour la suite de ses desseins.

De même, en pleine guerre de France, lorsqu’il négociait avec la Bavière, en vue de la création de l’Empire allemand : « Des journaux sont mécontens du traité avec la Bavière… Avant de l’approuver, ils aiment mieux attendre qu’ils aient obtenu l’unité dans la forme qui leur est agréable. Alors, ils pourront attendre longtemps… tandis qu’il s’agit d’arriver vite. Si nous temporisons, l’ennemi, le mauvais ennemi, le diable, aura le temps de semer l’ivraie dans le champ. Le traité nous assure beaucoup : celui qui veut tout peut être cause qu’on n’obtienne rien. » Et il y revient : « J’ai la plus grande inquiétude, dit-il. Ces gens-là (il aime ce tour) n’ont aucune idée de la situation. Nous sommes assis sur la pointe d’un paratonnerre ; si nous perdons l’équilibre, que j’ai eu tant de peine à établir, nous dégringolons immédiatement[1]. » Ainsi, comme mesure du pouvoir, tout le possible, et comme dose dans l’usage du pouvoir, l’utile. Mais, pour bien discerner l’utile, il faut ne laisser troubler ni obscurcir par rien la notion indispensable du pratique et du positif. Et, pour qu’elle ne soit jamais par rien troublée ni obscurcie, il faut tâcher d’entrer et de rester « dans les dispositions d’un naturaliste qui observe[2]. » Évidemment ce naturaliste n’a pas le moindre intérêt à ce que le phénomène qu’il observe se produise de telle ou telle manière ; avant qu’il se produise, il n’a pas à hasarder de conjectures sur la manière dont il se produira ; et, quand il s’est produit, il n’a pas à lui être reconnaissant de s’être produit de cette manière, et non pas d’une autre. Tout de même en doit-il être de l’homme politique, au moins dans de certaines heures et en de certains postes. Ses deux grands ennemis, les mauvais ennemis, les diables qui ensemencent le champ d’ivraie, c’est l’imagination et le sentiment, la politique conjecturale et la politique sentimentale. Ses trois grandes qualités, celles qu’il doit s’efforcer d’acquérir et de développer, c’est d’y voir clair, d’y voir juste, et d’y voir loin s’il se peut, mais de voir en perspective, c’est-à-dire de voir d’abord et de voir le plus gros ce qui est le plus près.

La vue claire, juste et directe, sans laquelle on est impropre

  1. Maurice Busch, Le comte de Bismarck et sa suite, p. 300, 303, mercredi 30 novembre, vendredi 2 décembre.
  2. A. Proust, Le prince de Bismarck, sa correspondance, p. 130. À Mme d’Arnim. De Péterhof, 1er-3 juillet 1860.