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et spirituel. Mais, chez lui, pas trace de diplomate ; trop sentimental pour le métier. C’est certainement une nature beaucoup plus distinguée que celle de Jules Favre, mais ce n’est pas l’homme qu’il faut pour discuter une affaire, pas même un achat de chevaux. Il se laisse facilement impressionner ; il trahit ce qu’il éprouve, et il se laisse sonder. C’est ainsi que j’ai pu tirer de lui une foule de choses ; entre autres, qu’ils n’ont plus que pour trois ou quatre semaines de vivres[1]. »

Néanmoins, le Chancelier garde à Thiers une estime qu’il refuse à Jules Favre. De celui-ci il ne parle qu’avec une rigueur en vérité trop dédaigneuse. Aux mots de « cession de territoire, » Jules Favre a-t-il ou non « versé quelques larmes patriotiques ? » — « Il avait l’air d’avoir pleuré, explique M. de Bismarck, mais il n’en avait que l’air… Je l’observais, en effet, fort attentivement, tout en tâchant de le consoler, et je pus me convaincre qu’il n’avait pas versé une seule larme. Il jouait la comédie tout simplement. Il croyait me faire de l’effet, comme les avocats du barreau de Paris en font sur le jury. Bien mieux, j’ai la conviction absolue que, à Ferrières, il s’était maquillé… Oui, je vous jure qu’il s’était maquillé ! Le matin de notre deuxième entrevue, il était tout gris et il s’était mis du vert sous les yeux afin de se donner l’apparence d’un homme qui avait cruellement souffert. Je ne dis pas qu’il n’avait pas souffert ; mais, quand on souffre, on n’est pas un homme politique. En politique, il n’y a pas de place pour la pitié ! » Et, après une pause, il ajouta : « Lorsque je lui parlais de Metz ou de Strasbourg, il me regardait sans cesse avec l’air de croire que je plaisantais. J’avais toujours envie de lui faire la réponse que me fit un jour, à moi, le grand marchand de fourrures d’Unter den Linden, à Berlin. J’avais été le voir pour choisir une pelisse, et, comme il m’en demandait un prix très élevé, je lui dis en riant : « Allons ! vous plaisantez ! — Non, me répondit-il, je ne plaisante jamais en affaires[2] ! »

Napoléon III ne lui inspire pas d’ailleurs plus de commisération : « Dans l’été de 1866, l’Empereur n’a pas eu le courage de faire ce qui était juste (c’est-à-dire ce qui était utile, ce qu’il fallait faire). Il aurait dû… eh bien ! oui, il aurait dû occuper… l’objet de la proposition de Benedetti (la Belgique), tandis que

  1. Maurice Busch, Le comte de Bismarck et sa suite, p. 204, mercredi 2 novembre.
  2. Les Mémoires de Bismarck, recueillis par Maurice Busch, t. I er, p. 129-130.