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C’est un fait indéniable que, depuis la venue des colons blancs, le nombre des Canaques a diminué d’environ moitié ; on estime généralement qu’ils étaient 80 000 en 1853 et qu’ils ne sont plus guère aujourd’hui qu’une quarantaine de mille, répartis entre quarante à cinquante tribus. Faut-il voir dans ce phénomène l’effet inévitable d’une loi naturelle ? Est-il certain que « la vie civilisée et la vie sauvage semblent incompatibles sur le même sol » et que, si le climat est favorable aux blancs et si les indigènes sont « de vrais sauvages, » leur disparition soit fatale[1] ? Ou bien, au contraire, peut-on espérer de sauver les débris des tribus canaques et de les élever à un certain état social et moral supérieur ? Le problème intéresse au plus haut point la colonisation. Les indigènes de la Grande-Terre sont « habiles, adroits, ingénieux ; » accoutumés au contact des blancs et à un travail progressif, ils seraient capables de rendre les plus grands services aux colons. À ce titre seul la question de leur vie ou de leur mort serait intéressante, si elle ne touchait d’ailleurs à de hauts et difficiles cas de conscience moraux. Une fausse sensiblerie ne serait point ici de mise et il ne servirait de rien de s’insurger contre les lois de ta nature ; mais encore faut-il qu’il soit dûment constaté que l’extermination des Canaques est « une loi de la nature, » qu’ils sont «‘de vrais sauvages » et, comme tels, condamnés à disparaître par le seul contact de la civilisation ; encore faut-il prendre garde de ne pas conclure trop vite de quelques faits à une loi ; et enfin, si une expérience indiscutable condamnait à mort les Canaques, ne faudrait-il pas du moins accorder à cette agonie d’un peuple cette pitié respectueuse dont on entoure l’agonie d’un homme ?

La « civilisation, » à côté de ses bienfaits, apporte aussi avec elle ses maux et ses vices : leurs effets sur des hommes aux muscles d’acier, mais très peu préparés à résister à la maladie, mal vêtus, mangeant rarement à leur faim, vivant presque uniquement de légumes, sont très rapidement mortels. L’alcool fauche par centaines les indigènes et arriverait à lui seul à en exterminer la race. Ces causes ne suffisent-elles pas à expliquer la disparition des Canaques ? Aux îles Fidji, où la race est, il faut le dire, plus belle et plus forte qu’en Nouvelle-Calédonie, la population indigène s’accroît très sensiblement ; mais la loi anglaise, appliquée

  1. Voyez Augustin Bernard, ouvrage cité, p. 297.