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clair de lune. Lorsque je porte mes regards à droite, j’aperçois, à travers une porte vitrée, précisément cette sombre avenue de hêtres où, savourant la joie profonde du fruit défendu, nous nous sommes promenés jusqu’aux fenêtres derrière lesquelles je suis en ce moment[1]… »

Au reste, partout où il va et toujours, quand ils y sont allés, il refait comme en pèlerinage leur voyage de noces ; il le refait jusque dans la marche qui vient de conduire l’armée prussienne à Sadowa. Passant en voiture près de Hohenmauth, en Bohême, il se rappelle que jadis, il y a maintenant dix-neuf ans, ils y sont passés : « Te souviens-tu encore, mon cœur, qu’il y a dix-neuf ans, nous passâmes ici en chemin de fer, dans notre voyage de Prague à Vienne[2] ? » Ce n’est pas sentimentalité banale, et comme prédisposition ou inclination de race. Jusque dans les blés couchés sous l’amoncellement des cadavres, toute l’Allemagne, il est vrai, plus ou moins innocemment cueille ainsi le bleuet qui charme le roi Guillaume ; mais lui, en la haute et épaisse futaie de ses pensées et de ses volontés, il a son « petit jardin privé » où il a planté et cultive la petite fleur bleue. A la porte de ce jardin, aussi, veille une sentinelle intraitable : nul n’y entre, et en toute sincérité, il peut signer : ton fidèle, ton très fidèle : Dein treuer, dein treuester Bismarck. Ce qu’on a appelé, en effet, « l’aventure avec la Lucca » n’a été qu’une étourderie sans conséquence, une espièglerie où réapparaissait le bursche qu’on ne tue jamais tout à fait quand il a vécu en vous les années de jeunesse ; rien qu’une visite ensemble chez le photographe et un portrait en groupe, auquel on a voulu en faire dire infiniment plus qu’il n’y avait à dire : ce ne serait pas la peiue de la relever, si elle ne nous avait valu la fameuse lettre au pasteur André de Roman, qui avait cru devoir, à ce sujet, interpeller Bismarck au nom de Jésus-Christ :

« Je suis vraiment affligé de contrister de bons chrétiens ; mais je suis certain que, dans ma situation, il n’en peut être autrement… Ne le dites-vous pas vous-même : « Rien ne reste caché de ce que l’on fait ou l’on ne fait pas sur un vaste théâtre ? » Quel est donc l’homme qui, ainsi en vue, ne causerait à tort ou à raison de chagrin à personne ? Je vais plus loin ; vous vous trompez sur ce qui reste ou ne peut rester caché ; et plût à Dieu que

  1. A la même. De Schœnbrunn, 20 août 1864. — Voyez A. Proust, Le prince de Bismarck, sa correspondance, p. 190.
  2. Voyez Adolphe Kohut, Bismarck et les femmes, p. 71.