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enfant si aimable et qui prospérait si bien, et enterrer avec lui toutes les espérances qui devaient faire la joie de tes vieux jours, c’est là une peine dont tu ne guériras pas, tant que tu seras sur cette terre ; je le sens à la compassion profonde et douloureuse que tu m’inspires… Nous sommes complètement abandonnés à nous-mêmes dans la main puissante de Dieu, s’il ne daigne pas nous aider, et nous ne pouvons que nous incliner humblement devant sa volonté. Il peut nous reprendre tout ce qu’il nous a donné, nous isoler entièrement, et l’affliction que nous en ressentons ne devient que plus amère lorsque nous la laissons dégénérer en reproches et en révolte contre sa toute-puissance. Ne mêle à ta juste douleur aucune récrimination ni aucun murmure : mais souviens-toi qu’il te reste un fils et une fille, et que tu peux avec eux te considérer comme heureux, même en songeant à l’enfant chéri que tu as possédé pendant quinze ans, du moment où tu te compares avec ceux qui n’ont jamais eu d’enfans et n’ont jamais connu les joies paternelles. Je ne veux pas t’importuner de mes faibles consolations, mais seulement te dire que je sens, comme ton ami et ton frère, ta douleur aussi vivement et aussi profondément que si elle était la mienne propre… Nous ne devons pas nous attacher à cette vie et nous y croire chez nous ; dans vingt ou trente ans au plus, nous serons tous deux débarrassés des soucis de ce monde, et nos enfans, arrivés au même point où nous en sommes maintenant, constateront avec étonnement que leur vie, si nouvelle et si joyeuse encore, est déjà à son déclin. Cela ne vaudrait pas la peine de s’habiller et de se déshabiller, si tout finissait avec la vie… Le cercle de ceux que nous aimons se resserre et ne s’agrandit plus tant que nous n’avons pas de petits-enfans. A notre âge, on ne contracte plus de nœuds qui puissent remplacer ceux qui se sont rompus. Restons donc unis par une amitié d’autant plus étroite, jusqu’à ce que la mort nous sépare aussi l’un de l’autre comme elle nous a séparés de ton fils. Qui sait si ce ne sera pas bientôt[1] ? »

« La forêt, la mer, les déserts, toi et les enfans, » sa sœur et Isa enfans de sa sœur, tout ce qu’il aime et dont il a le désir, le besoin d’être aimé, est rassemblé en une phrase. Il aime certainement : « Lorsque j’entends crier dans la rue un de ces êtres pleins d’espérances, mon cœur se remplit de sentimens paternels et de

  1. A M. Oscar d’Arnim, De Reinfield, 16 août 1861. — Voyez cette lettre tout entière, dans A. Proust, Le prince de Bismarck, sa correspondance, p. 139-140.