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besoins probables des autres hommes, connaître et évaluer les moyens de les satisfaire, qui souvent se trouvent au loin, dans d’autres régions, dans d’autres pays, parfois sur l’autre hémisphère ; employer son épargne à se procurer tels produits en courant le risque de ne pas les revendre : offrir ces produits à ceux qui en ont besoin, les mettre à leur portée en leur épargnant la peine de les chercher, eux qui ne le pourraient pas, qui ne sauraient même pas où ils se trouvent, ni s’ils existent ; faire ainsi acte d’intelligence, de volonté patiente et persévérante, n’est-ce donc pas travailler, inventer même, avoir des idées et, par son travail, rendre des services à ses semblables ? Est-ce que les Grecs et les Phéniciens étaient des paresseux ? Est-ce que les armateurs anglais ne font rien ? Sans la préoccupation détendre au loin le commerce, Colomb n’aurait pas découvert l’Amérique. Aurait-il mieux travaillé s’il avait passé sa vie à « pétrir lui-même son pain ? » S’il n’y a dans le commerce aucun effort d’intelligence et de volonté, comment se fait-il que, dans des entreprises analogues, les uns se ruinent et les autres s’enrichissent ? Puisque le commerce est si facile et constitue un parasitisme si commode, pourquoi tout le monde ne se fait-il pas commerçant ?

Certes il y a aujourd’hui beaucoup trop de marchands et les intermédiaires sont trop nombreux entre producteurs et consommateurs. Bien des réformes sont utiles et nécessaires pour empêcher qu’un produit, comme le ciseau de menuisier, qui vaut quarante centimes en sortant des mains du dernier ouvrier, se vende 2 francs à Paris. Il est également vrai qu’il y a trop de majorations et même de fraudes dans le commerce (n’y en a-t-il point aussi dans la production, et les ouvriers sont-ils aussi impeccables que les marchands le sont peu ?). Mais, une fois admis tous les revers de la médaille commerciale, a-t-on le droit d’aboutir à cette conclusion en bloc : « Aussi tout le talent, le flair commercial, que notre société récompense, consiste-t-il dans l’art de s’embusquer dans un coin sûr, où l’on se crée une situation d’intermédiaire, où la fraude quantitative et qualitative soit aisée ? » Tout commerce étant ainsi défini un vol analogue à celui des grands chemins, on a beau jeu de conclure, en termes non moins absolus : « En dernière analyse, les bénéfices des marchands sont donc soustraits aux ouvriers »[1]. Un aussi habile

  1. M. Andler, dans une étude, d’ailleurs très remarquable, sur le rôle social des coopératives (Revue de métaphysique et de morale, janvier 1900).