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plus svelte que celui qui, à peu de distance, la traverse pas à pas comme un éléphant. Et tandis que les autres s’arc-boutent sous le fardeau comme des portefaix, le pont de M. Resal courbe à peine sa trajectoire comme une flèche.

Ce n’est pas seulement là un triomphe pour l’ingénieur : c’est une joie pour l’artiste. Aucun des sept ponts dont la Rome impériale était si fière, peut-être aucun des 112 ponts qui coupent la Tamise, ni même le puissant mammouth du Forth, ni la suspension aérienne de Brooklyn, n’ont cette légèreté. Comment ne pas applaudir à l’évolution qui s’est faite depuis les ponts du XVe siècle, où les ouvertures étaient étroites comme des fenêtres de prison ? Voici qu’elles se sont élargies peu à peu comme un éventail qui s’ouvre ; aujourd’hui, elle est vaste comme le ciel même, à peine rayé par ce mince fil recourbé d’une rive à l’autre et où cependant tous les peuples vont passer. D’autres diront, au point de vue scientifique, les merveilles de ces réseaux, depuis les consoles du Niagara jusqu’au double viaduc du Douro et aux Cantilevers d’Ecosse. Ils montreront comment, d’une rive à l’autre d’un fleuve, les ingénieurs lancent un pont comme un train rigide, ou bien, comment des profondeurs de quelque abîme, on voit se soulever un à un vers le ciel, comme attirés par un aimant invisible, des tronçons de métal qui, s’arrêtant tout à coup dans leur ascension pour se souder les uns aux autres, font apparaître entre les deux montagnes un arc-en-ciel de fer !... Pour nous, admirons simplement qu’ici l’effort de la science, en diminuant la matière, ait servi la cause de l’art et que loin d’opprimer ou de cacher la nature, il ait fait apparaître à nos yeux, tout en remplissant la même fonction utile qu’autrefois, plus de paysage, plus d’eau, et plus de ciel.

On a donc trouvé le pont moderne en fer, mais ce n’est pas tout de passer : il faudrait demeurer. A-t-on trouvé la demeure moderne ? Nous avons cherché vainement parmi tous ces palais : nous ne l’avons pas aperçue. C’est pourtant à elle que devaient tendre tous les efforts déployés sur ces rives. Car, si tout ce que nous voyons n’est pas une demeure, si ce n’est qu’un décor, qu’importe l’architecture et qu’importe le toit ? Si ce ne sont que quelques formes destinées à briller un instant et puis à disparaître, qu’avons-nous besoin de toute l’industrie humaine, de tous ces architectes, de tout cet émail et tout cet or ? Arrêtez-vous sur le pont de la Concorde un beau soir de mai, vers six heures, après