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dans un tiroir, et que, plus tard, quand la verdeur de mon esprit se serait épuisée, ils me fourniraient pour mes vieux jours un capital précieux. »

Mais rien de tout cela ne peut servir la gloire de Heine, ni aider à l’explication de son œuvre poétique. Et le seul mérite qu’ait pour nous le gros livre de M. Karpeles, d’ailleurs infiniment consciencieux et savant, consiste dans les indications qu’il nous fournit sur l’origine de quelques-uns des jugemens portés par le poète sur ses contemporains.

D’une façon générale, comme le dit M. Karpeles, Heine était un « bon haïsseur. » Elle biographe ajoute, avec sa sincérité ordinaire : « Tous ceux qui se sont occupés de la vie de Henri Heine ne peuvent manquer d’avoir acquis la certitude que la plupart des jugemens portés par lui reposent sur des impressions et des animosités personnelles. Ce n’est point là une chose agréable à constater ; mais il y aurait folie à vouloir la nier. » Aussi bien Heine avait-il l’habitude de dire qu’il « frappait des ducats sur le compte de ses ennemis, en ce sens que lui-même recevait les ducats, et que ses ennemis recevaient les coups. » Mais ces « coups, » dont il frappait ses ennemis, nous les retrouvons aujourd’hui sous la forme d’opinions énoncées par lui dans ses livres, touchant des hommes dont nous ne savons guère que ce qu’il nous en dit. C’est avec une parfaite confiance que nous accueillons, dans son livre de l’Allemagne, ses avis sur les poètes romantiques allemands, sur les philosophes et sur les critiques. Ou, quand, par hasard, un de ses sarcasmes nous paraît excessif, nous l’attribuons à une hostilité toute théorique contre des représentans d’idées opposées. Or, nous nous trompons, et le livre de M. Karpeles arrive à point pour nous détromper. il nous prouve, par une vingtaine d’exemples typiques, que tous les sarcasmes de Heine sont le résultat de rancunes personnelles, souvent légitimes, sans doute, mais telles que nous n’avons pas à nous y associer. Il nous apprend à tenir les ouvrages en prose de Heine, comme ses poèmes, pour de spirituelles et charmantes fantaisies où nous ne devons rien chercher que le talent de l’auteur. Et la leçon, pour fâcheuse qu’elle soit, n’en a pas moins son utilité.

Lorsque Henri Heine, par exemple, dans les Reisebilder, dans Atta Troll, dans Lutèce, dans le Romancero, s’acharne sur un malheureux écrivain nommé Massmann, lorsqu’il nous le représente sale et hideux, ignorant, stupide, nous aurions tort de croire que ces injures lui soient uniquement inspirées par sa haine de la teutomanie. M. Karpeles nous révèle que ce Massmann, qui était d’ailleurs un excellent homme et