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son beau-père. Après d’assez courts complimens échangés, il lui fit ses excuses de ne pouvoir lui offrir une place dans sa chaise qui était trop petite, mais il l’invita pour le soir même à souper. C’était déjà pour Victor-Amédée un point de gagné, mais non pas le principal. À ce souper, quel siège lui serait donné ? Un fauteuil à bras, ce qui impliquait légalité, ou un pliant ? Tout était là. Victor-Amédée espérait un fauteuil. Il croyait savoir que la question avait été agitée et tranchée en sa faveur parmi les conseillers de Philippe V. Marsin, l’ambassadeur de France, qui l’accompagnait, avait été d’avis du fauteuil. Les deux seigneurs du Despacho qui faisaient partie de la suite royale ne s’y étaient point opposés. Victor-Amédée arrivait donc pour souper, plein d’espoir. Mais il trouva du changement. Chose singulière, ce fut un Français, Louville, ce gentilhomme de la manche du duc d’Anjou, amené par lui à Madrid, qui rappela les deux seigneurs du Despacho à la rigidité de l’étiquette espagnole. Par une argumentation pressante, il représenta à Philippe V « que les rois d’Espagne, plus que tous les autres monarques, étaient tenus à garder une haute étiquette, et qu’ils ne devaient manger qu’avec des rois et ne donner près deux de fauteuils qu’à des rois. Le duc de Savoie, qui n’était point couronné, ne pouvait donc souper avec son gendre, ni s’asseoir devant lui autrement que sur un pliant[1]. » Comment se passèrent exactement les choses ? Ici deux versions sont en présence.

Suivant Saint-Simon, le roi d’Espagne aurait fait enlever les deux fauteuils préparés. Il aurait reçu le duc de Savoie debout, et se serait excusé du souper sur ce que ses officiers n’étaient pas encore arrivés. Le duc de Savoie, comprenant qu’il n’avait plus de fauteuil à espérer, aurait abrégé sa visite et s’en serait allé, outré de dépit[2]. Au contraire, suivant un long récit que nous avons trouvé aux Archives de Turin[3], deux sièges égaux auraient été préparés en forme circulaire, et le roi d’Espagne aurait invité Victor-Amédée à s’asseoir, mais celui-ci, s’étant aperçu que le duc de Medina-Sidonia, grand écuyer, faisait adroitement signe au Roi de prendre le siège de droite, con molto naturale disinvoltura, il évita de s’asseoir. De même, le roi d’Espagne aurait assuré à Victor-Amédée qu’il lui ferait

  1. Mémoires de Louville, t. Ier, p. 284.
  2. Saint-Simon, édition Boislisle, t. X, p. 174.
  3. Lettere Ministri Francia, mazzo 133, 23 juin 1702.