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La lourde machine est mise en mouvement par un véritable troupeau de bœufs attelés par paire, au nombre de quatorze au moins, de dix-huit ou vingt souvent. Les bœufs, au large front armé de cornes démesurément longues, s’en vont de leur pas lent et majestueux à travers le veldt, sous la conduite du Boer, qui marche à côté des bœufs, muni d’un fouet de vingt pieds de long, tandis que sa famille s’abrite sous la tente en demi-cercle qui recouvre l’arrière du chariot : véritable habitation ambulante, dont le type n’a point varié depuis deux siècles que les Hollandais l’importèrent dans le pays. Si l’on s’étonne de voir d’aussi longues files de bœufs attelés au chariot, l’explication se présente d’elle-même lorsqu’on observe que, non loin du chariot, tantôt devant, tantôt derrière, il y a toujours un troupeau de bœufs en marche ou au pâturage. Les bœufs trouvent leur subsistance dans le veldt, et voilà pourquoi le fermier qui émigré ne vend point son bétail : il l’emmène avec sa maison roulante et il y prend ses bêtes de trait. Il ne voyage point pour arriver à bref délai ! Le Boer n’a besoin que d’espace. Il ne compte, pour sa subsistance, que sur le sol et les saisons, il arrivera toujours à temps[1].

Parmi les treks qui forment le trait saillant de la vie des Boers, il en est un qu’ils désignent sous le nom historique de « grand trek, » parce que ce fut le trek de toute une nation qui émigra en masse vers une terre promise, comme autrefois le peuple d’Israël. Ce grand trek eut lieu précisément à la même époque que l’expatriation des paysans irlandais, et c’est un fait remarquable, mais peu remarqué, que la question des Boers, tout comme la question irlandaise, date d’un exode. Cet exode est caractérisé, comme celui du peuple d’Israël, par une confiance absolue dans les desseins de Dieu. Les Voortrekkers emportaient avec eux la Bible, et c’est dans les enseignemens contenus dans les livres sacrés qu’ils puisèrent ces forces presque surhumaines dont ils firent preuve dans tous leurs revers. Qu’un peuple ait pu rester pendant tant d’années éloigné de tout contact avec la civilisation sans tomber dans une grossière barbarie, il n’est guère de fait plus extraordinaire dans l’histoire moderne. Bien qu’ils n’eussent ni tribunaux, ni police, pour veiller au maintien de l’ordre et de la sécurité, les Voortrekkers menèrent toujours une

  1. Voyez notre étude sur les Boers et leur état social, dans la Réforme sociale, 1er janvier 1900, et notre ouvrage A travers l’Afrique Australe, voyage au pays des Boers. Paris, 1900.