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chose de sombre et surnaturel, » les impressionnistes les ont bien représentés, puisqu’il était entendu que toute forme est également noble et toute couleur également plaisante, mais ils les ont mis sous un soleil si ardent avec M. Renoir ou à de si fantasques clartés de rampe et de herse, avec M. Degas, que l’habit tout violacé de coups de soleil, le chapeau tout cabossé de reflets artificiels, ne conservent plus ni leur ingrate forme primitive, ni leur monotone couleur.

Ce point a été très clairement aperçu par M. Henry Naegely, tandis qu’il burinait la grande figure de Millet d’un trait plus profond et plus sûr que les sculpteurs du monument de Barbizon : « Sans doute, dit-il, une nouvelle et très intéressante perception des effets du rayon solaire est le trait le plus frappant de la peinture moderne, perception basée sur l’observation, mais basée, je crois, plus encore sur le désir inné, violent, quoique seulement à demi conscient, de donner quelque splendeur légitime aux choses sordides et vulgaires qui nous entourent aujourd’hui...[1] » Parmi ces choses, est la locomotive dont on nous avait dit, en prose et en vers, qu’il n’y avait pas de raison pour qu’elle fût exclue de l’art, car elle représentait la civilisation en marche. Et en effet, il n’y avait pas d’autre raison que celle-ci, — qu’elle était laide. Les impressionnistes se sont attaqués à ce problème et l’ont résolu de la façon la plus simple. Sous prétexte de mieux montrer les lumières reflétées par le monstre, ils ont caché le monstre.

Déjà Turner, dans son fameux Grand chemin de fer de l’Ouest, avait trouvé ce moyen de faire entrer dans l’art les formes de l’industrie moderne. Les Impressionnistes l’ont suivi. Il n’est besoin que de quelques minutes passées à la salle Caillebotte au Luxembourg devant la Gare Saint-Lazare de M. Monet ou, au Grand Palais, devant son Pont de l’Europe, pour constater cette loi. Pas une ligne n’est ici visible, pas un engin industriel n’y est représenté dans sa forme. Tout n’y est que couleurs, sous un soleil éblouissant qui les surexcite, sous des fumées qui les mélangent et dans un mouvement qui les fait vibrer. Les tirans des combles de la gare sont d’or, les locomotives de saphir, les wagons d’émeraude. En sorte que la théorie moderniste voulant que toute forme moderne soit esthétique, du moment qu’elle reproduit les besoins

  1. Henry Naegely, Millet and rustic life, Londres, 1897.