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mais une fois encore, au dernier moment, il ne se sentit pas le courage de le pousser de là au ministère. Pour gagner du temps, il l’envoya comme ambassadeur à Paris sous prétexte qu’il lui serait utile, avant de prendre les affaires, d’établir des relations personnelles avec l’Empereur et de se rendre bien compte de ses dispositions.


Le secrétaire de notre légation à Pétersbourg, Fournier, entrait chez Gortschakof au moment où Bismarck en sortait. « Vous voyez cet homme, dit le chancelier russe, il y a en lui l’étoffe d’un ministre du grand Frédéric. » En relations familières avec Bismarck, notre diplomate lui rapporte le propos. « C’est vrai, répondit-il, et même, le grand Frédéric manquant, je le serais bien à moi tout seul. »

Bismarck avait été à Pétersbourg reçu en ami par la Cour et la famille impériale. Le Tsar lui avait proposé de le prendre à son service. Gortschakof lui montrait même ses dépêches secrètes, lui témoignant une confiance si entière que Bismarck en était stupéfait, car lui n’en eût témoigné une pareille à personne. Il partit regretté, embrassé, couvert de décorations. « Vous me comblez, disait-il, que me réserverez-vous pour plus tard ? » Le soir du jour où il venait de remettre au Tsar ses lettres de rappel et d’en recevoir les plus tendres témoignages, Fournier remarqua aux breloques de sa montre un cachet qu’il n’y connaissait pas. « C’est du nouveau, dit-il. Qu’est-ce ? — C’est, répondit Bismarck, le souvenir que je veux emporter de la Russie ; en lettres slavonnes, j’ai fait graver là : Nitchevo, Rien : c’est toute la Russie, il ne faut jamais l’oublier. » Il arriva à Paris en juin 1862.


VIII

Le cabinet autrichien s’inquiétait de cette nomination. Rechberg disait à Gramont : « Si M. de Bismarck avait eu une éducation complète, il serait un des premiers hommes d’État de l’Allemagne, si ce n’est le premier. Il est courageux, ferme, exalté, plein d’ardeur, mais incapable de sacrifier une idée préconçue, un préjugé, à n’importe quelle raison d’un ordre supérieur ; il n’a pas le sens pratique de la politique ; c’est un homme de parti dans la force du mot, et, comme il a du charme et de l’influence en affaires, nous ne voyons pas ce choix sans inquiétude, parce