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« Il ne faut pas laisser ébranler le rocher de bronze de l’armée, » il mettait en marge : « Je n’y survivrai pas. » — En communiquant à Roon sa résolution d’abandonner Manteuffel à la justice à cause de son duel, il lui écrivait : « Ce sont là des choses qui pourraient presque m’enlever la raison parce qu’elles impriment à mon gouvernement comme un sceau de malheur. Que veut donc faire le ciel de moi ? »

Roon n’était pas moins désespéré. Dans la désagrégation générale, il ne voyait qu’une organisation capable de résister, l’armée ; il voulait la préserver de la lente décomposition qui gagnait partout ailleurs[1]. Affligé des douleurs de son Roi, il le réconfortait de toute son âme : « J’ai vu aujourd’hui des larmes dans les yeux de mon Roi, mon maître aimé, qui m’ont rempli de douleur et de colère. Je devais écrire à Votre Majesté tout ce que je pouvais lui dire aujourd’hui parce que j’avais le cœur dans la gorge. Et cette colère et cette douleur seraient partagées par des millions de vos fidèles sujets, s’ils étaient assez malheureux pour savoir leur roi bien-aimé dans une angoisse aussi cruelle. »

Le vote implacable d’un Landtag, déjà dissous une fois, acheva d’accabler le Roi. — Que faire ? dit-il à Roon qui était venu le lui apporter à Babelsberg. — Le général, dont la constance ne peut être assez admirée, lui répondit ce qu’il lui avait dit invariablement à chaque crise depuis 1860 : « Appelez Bismarck. — Il ne voudra pas, répondit tristement le Roi, il ne consentirait pas à rien entreprendre maintenant ; d’ailleurs, il n’est pas là et on ne peut pas discuter avec lui. — Il est ici, et il est prêt à se rendre à l’appel de Votre Majesté. »

On craignit encore néanmoins que Bismarck ne fût venu en vain. En effet le Roi apprit que dès son arrivée il avait conféré avec le Prince Royal. Cela le mit en défiance : « Encore un, dit-il, qui va vers mon fils. » Roon lui expliqua qu’il avait été appelé par le Prince Royal, qu’il n’avait pu refuser de se rendre à cet appel, mais qu’il avait refusé d’exprimer une opinion avant d’avoir vu Sa Majesté. — Le Roi, calmé par cette explication, reçut Bismarck.

Il lui dit : « Je ne veux pas gouverner si je ne suis pas en état de le faire comme je peux en répondre devant Dieu, devant ma conscience, devant mes sujets ; or, je ne le puis pas si je dois

  1. A Bismarck.