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XIV

Débarrassé pour un temps du Landtag, Bismarck s’installa et compléta son ministère. En dehors de l’ami Roon, ses collègues, à en juger par le portrait qu’il nous en a laissé, étaient de médiocres personnages. Le ministre de l’Intérieur, Eulenburg, le plus intelligent, répugnait au travail, aimait le plaisir : éperonné par la nécessité, il était capable de talent, de riposte facile, pourvu cependant que cela ne durât pas, car alors il avait une maladie nerveuse.

Bismarck envoya comme ambassadeur à Paris Robert de Goltz, autrefois un des assidus de la petite cour de Coblentz, où il avait gagné les bonnes grâces du futur roi par l’âpreté de ses critiques contre la Convention d’Olmütz et son signataire, Manteuffel. Assez grand, d’un roux blanchissant, lourd de corps, il paraissait tout cœur, tout abandon ; ce n’était qu’un trompe-l’œil : la réalité de son humeur sarcastique se manifestait dès qu’il n’avait pas intérêt à la contraindre, par un rire strident presque sinistre. « Adieu, lui dit un jour Bismarck, ne mordez pas mon chien. » Il réunissait toutes les qualités du diplomate consommé ; il était aussi prompt, aussi délié, aussi sagace, aussi insinuant que Nigra. Il manquait seulement de docilité ; il n’était pas subordonné, ne voulait pas être considéré comme une de ces roues automatiques qui roulent à un signe du mécanicien, ou comme un de ces capitaines qui exécutent un mouvement sur l’ordre du colonel, sans s’enquérir du pourquoi ; il entendait qu’on lui expliquât la signification et le but des démarches dont on le chargeait ; il avait ses vues propres ; il les défendait même par-dessus la tête du ministre auprès du Roi. Il s’estimait d’ailleurs capable, lui aussi, d’aller de l’ambassade de Paris au palais de la Wilhelmstrasse. Ses amis affectaient de le poser en modérateur des vivacités de son chef.

Son entrée en jeu était de devenir amoureux de la souveraine auprès de laquelle il était accrédité. Il l’avait été de la reine Amélie de Grèce, il le fut incontinent de l’Impératrice Eugénie. Elle l’accueillit d’abord froidement, parce que, très engouée du prince de Reuss, chargé d’affaires depuis la mort d’Hatzfeld, elle eût désiré qu’il devînt l’ambassadeur. Goltz vint vite à bout de ce petit sentiment de dépit : il se montra fasciné ; partout où l’Impératrice