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Puis il ajoute : « Du reste, ce n’est pas une tête mal faite, mais les rapports qu’il nous envoie sont aujourd’hui de cette façon, demain de cette autre, et parfois, dans le même jour, il a des idées diamétralement opposées. On ne peut compter sur lui[1]. »

Or, il lui faut, dans tous les postes et à tous les degrés, des collaborateurs sur qui il puisse compter, qui fassent bien ce qu’il attend d’eux, qui fassent tout ce qu’il en attend, et un peu plus qu’il n’en attend. Il le lui faut, parce qu’il le faut à son œuvre ; de même, lorsqu’on dit que Bismarck aima le pouvoir pour lui-même, c’est-à-dire qu’il l’aima parce qu’il lui fallait le pouvoir pour pouvoir. Sa forme d’ambition fut haute et rare ; son péché d’orgueil fut noble et superbe, très loin, très au-dessus des misérables vanités d’un ambitieux vulgaire : sincèrement il se crut nécessaire à l’Allemagne, et c’est elle qu’il adora en lui, d’une passion qui revêtit l’apparence et prit souvent le ton d’un égoïsme féroce. Mais se trompait-il, et en effet ne lui était-il pas nécessaire ? Il crut en son infaillibilité, et ne put tolérer que d’autres n’y crussent pas. Mais est-on un homme d’Etat, marqué pour une tache nationale, peut-on être un meneur, ose-t-on se faire un sacrificateur d’hommes, — et de quel droit l’oser, — lorsqu’on n’y croit point ?

Quant au reste, les oripeaux, les panaches, les dorures, les fêtes, les banquets avec orchestre, ce qu’on appelle « les pompes du pouvoir, » et ce qu’à Francfort, déjà, Bismarck appelait « le régime des truffes et des décorations, » il le méprise du mépris coupant et tranchant de l’Homme fort qui, dans le pouvoir, ne cherche que la force, de l’homme d’État qui vit pour l’État. En cela encore il est d’un réalisme imperturbable, en cela encore il a le regard droit, aigu, perçant ; il voit à travers les gens jusqu’au fond des gens, et à travers les choses jusqu’à l’envers des choses. A meilleur droit que tout autre, il eût pu dire : « Ma perception distincte et rapide traverse vite le fait et l’homme[2]. » C’est un foyer jamais brouillé de rayons lumineux qui déshabillent, pénètrent et photographient ; c’est un miroir d’acier poli sur lequel tous les souffles de la flatterie peuvent passer sans le ternir, tous les coups de l’envie peuvent tomber sans le fausser, et pour lequel l’objet réfléchi n’est jamais que l’objet à réfléchir.

Aux grâces sonores des titres, aux savantes caresses du

  1. Maurice Busch, Le comte de Bismarck et sa suite, p. 235, samedi 12 novembre 1870.
  2. Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, édit. Edmond Biré, t. II, p. 147.