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comte de Gobineau, alors fixé à Rome… Jamais Stein n’avait assisté à pareille fête : une pléiade d’hommes qui ne vivaient que pour voir et pour créer le beau, groupés autour d’un maître de génie, — pour cadre, Naples, son soleil, sa mer incomparable ! Et voilà ce qu’il lui fallait quitter ; bien plus, il devait renoncer au rêve de sa vie, à la réalisation de ses plus hauts espoirs, à l’éducation de cet enfant, à cette éducation où il voulait mettre toute l’intensité de ses plus généreuses pensées, et qui devait en être, à la fois, la justification et le couronnement, — oui, quitter tout cela, pour aller s’enfermer, seul, incompris, dans la lugubre Halle !

Un homme chez qui le sentiment du devoir était aussi dominant que chez Stein ne pouvait hésiter, mais, en vérité, il y fallait du courage. La vie, la vraie vie venait seulement de naître pour lui ; il n’avait pas eu, comme Novalis, le bonheur de posséder près de lui un Schlegel, un Tieck. Au fond, et bien que l’affection ne lui eût jamais manqué, il avait vécu seul, trop singulier pour que ses parens et ses amis le comprissent jamais, trop peu mûr encore pour s’imposer au monde, — avec cela d’un abord réservé, presque rébarbatif, et d’une sensibilité maladive, comme cloîtré en lui-même. Et voici que, pendant une année, il avait eu tout ce que son cœur avait jamais pu rêver : compris, aidé, choyé, devenu comme le fils aîné d’un des plus étonnans génies que le monde ait connus. Cette année, 1879-1880, fut la récompense de toute une vie sévère et digne, — tourmentée jusque-là, — dès lors, hélas ! plus dure et plus douloureuse encore.

À partir de ce moment, Stein se jeta dans le travail littéraire avec une ardeur telle que l’ensemble de son œuvre, qui remplirait au moins six volumes in-8o, date des six années qui vont de 1881 à sa mort. Cependant, il ne discontinuait pas ses études : études philologiques, études d’économie sociale, de philosophie, de littérature, d’histoire, voire même d’électricité ; il faisait plusieurs cours, simultanément, à l’université de Halle ; ses travaux l’obligeaient à des voyages répétés, en Allemagne et à l’étranger ; son activité était fiévreuse, incessante, presque incroyable. Encore faut-il, du temps dont il disposait, déduire le terrible service militaire, qui le reprenait à tout instant, et qui le brisait, le terrassait périodiquement. Dans une lettre de 1881, il écrit : « Une angoisse me saisit et me fouette comme d’un ricanement intérieur, dès que je laisse passer une minute sans action, sans la réa-