Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 159.djvu/933

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’Alexandre Duval pour le dialogue ou le parlé. Ce dialogue, il faut le reconnaître, est un peu fatigué. Avec une éloquence faite de cette fatigue même, il plaide les circonstances atténuantes pour les récitatifs ajoutés. Il ne saurait pourtant les obtenir. La prose d’Alexandre Duval est de son temps, mais elle est à sa place. Elle forme avec la musique un contraste sensible, risible quelquefois ; mais ce contraste, du moins, elle ne l’établit pas dans la musique même. On aurait pu sans crime ôter aux paroles plutôt que d’ajouter à la partition. M. Albert Carré n’y a pas consenti. L’irrévérence du voisin a redoublé son respect. L’un avait pris trop de libertés ; l’autre a peut-être montré trop de scrupules. N’importe, je préfère de beaucoup la version de l’Opéra-Comique à celle de l’Opéra et « cet excès d’honneur à cette indignité. »

Abstraction faite du dialogue ou des récitatifs, que la musique de Méhul est donc belle ! Elle l’est de toutes les manières et, quoi qu’on regarde en elle, il n’y a pas un de ses élémens qui ne concoure à sa beauté. La théorie du « moment » ne se vérifie pas ici. Joseph ne porte pas trace du style « Empire », où la rectitude va jusqu’à la rigidité. Prenez dans Joseph une mélodie au hasard, et vous douterez s’il en faut admirer davantage la composition et l’ordonnance, ou la liberté et la souplesse. Champs paternels ! Hébron ! Douce vallée ! La célèbre cantilène dure trente-quatre mesures, et trente-quatre mesures lentes ; mais de la première à la dernière note elle se développe toujours. Elle est aussi contraire que possible à la romance à répétition, à celle de l’Eclair, par exemple : Quand de la nuit l’épais nuage. L’une est le modèle de la symétrie artificielle et mécanique ; l’autre, celui-de l’évolution organique et vivante. La mélodie de Méhul commence par s’enfermer entre les deux lignes extrêmes de la portée. Elle établit ainsi le caractère général et comme l’unité du sentiment, lequel est le regret, le souvenir, mais adouci par le temps, la tristesse enfin, que Prevost-Paradol a si bien définie : « Une sorte de crépuscule qui suit la douleur. » Puis, de cette première période une autre se déduit, qui procède de la première, et, sans la reproduire, lui ressemble. O mon père, ô Jacob ! Le souvenir et le regret s’avivent ici. L’accent devient plus pathétique. Le mot de « père » et le nom de « Jacob » prennent une grandeur patriarcale et biblique. La mélodie s’anime, s’échauffe, et quand viennent ces paroles : Et sans moi tu vieillis ! elle touche en quelque sorte au point le plus douloureux, à la plaie éternellement vive du cœur. Alors, mais alors seulement, elle monte, et d’une montée brusque, donnant l’impression d’un sanglot ou d’un cri. Cette note pourtant n’est rien de pareil ; elle n’est ni très violente ni très