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rieur du vers. L’e muet, qui tantôt est compté et tantôt ne l’est pas, ajoute à l’instabilité. C’est donc que le vers tend à être de moins en moins une façon d’écrire déterminée en quelque sorte par des signes extérieurs, et à devenir plutôt une sorte de prose rythmée suivant un rythme intérieur qui varie avec chaque poète, et peut, lorsque l’oreille de celui-ci est à la fois très sensible et très juste, arriver à des nuances d’harmonie infiniment délicates.

Grâce à cette série de transformations, la poésie est devenue fort différente de ce qu’elle pouvait être il y a vingt ans ; certains élémens ont été rejetés, d’autres ont été mis à la disposition du poète : on ne saurait contester qu’une étape n’ait été parcourue. C’est pour cela que le symbolisme aura sa place marquée dans l’histoire littéraire, plutôt encore que pour la valeur des pièces qu’il a pu ajouter à notre trésor poétique. Pour mieux comprendre l’état où se trouve aujourd’hui la poésie, souvenons-nous de ce qu’elle était au temps de Lamartine. Car c’est dans l’œuvre de l’auteur des Méditations qu’on trouverait la tradition à laquelle on peut rattacher le symbolisme. Lui non plus, le poète de l’Isolement ou du Vallon ne se soucie de décrire avec précision et de nommer les objets ; il ne nous dit pas quelle est la cause de sa tristesse ; il laisse les images s’évoquer presque au hasard, au lieu de les enchaîner par les liens d’une étroite logique; son vers est coulant, sa rime est incertaine, et sa plainte modulée fait songer de quelque musique entendue au crépuscule. Victor Hugo, en s’emparant du lyrisme, en lui imposant les formes de son génie oratoire et visionnaire, a détourné la poésie de la voie qu’elle semblait alors devoir suivre. C’est cette poésie lamartinienne qui nous revient, non point telle qu’elle était en 1820, car il n’y a jamais en littérature d’absolus recommencemens, mais modifiée et compliquée par le travail de près d’un siècle. Elle n’a pas encore été captée par un génie capable de créer avec les élémens épars dans divers essais un art vraiment nouveau. Le symbolisme ne se personnifie pas dans l’œuvre d’un homme. Il est à l’état diffus dans une série d’ébauches plus ou moins intéressantes. Il attend le grand poète qui protitera de tout le travail de préparation opéré par une nuée d’ouvriers de bonne volonté, ce grand poète qui peut-être ne viendra pas ou qui peut-être portera l’un des noms que nous venons de citer.

René Doumic.