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et de la plaine ; ses affluens, l’un après l’autre, viennent perdre en lui jusqu’au souvenir de leur source natale ; et ni les sables, ni même les détritus, qu’il emporte à la mer ne réussissent à troubler la limpidité de son flot. Ainsi de Rabelais ! La continuité de son récit n’en a vraiment de comparable ou d’égale que la largeur et la rapidité. Ses énormités mêmes s’y noient. Et non-seulement, ce qu’il imite, il n’a pas besoin de le dénaturer pour se l’approprier, mais on dirait de ses modèles que ce sont eux ses tributaires, et, en passant par lui, ses emprunts deviennent originaux.

Car il a beaucoup emprunté, de toutes mains, comme l’on dit, et nous ne connaissons que bien peu de ses inventions qui lui appartiennent. Un jour viendra même, je le crois, où les critiques ne lui en laisseront plus une. Le sacré, le profane, l’antique et le moderne, il a puisé partout. Les termes qu’il a mis dans la bouche de son écolier limousin : « Nous transfretons la Sequane au diluscule et crépuscule... » on sait qu’il les a textuellement tirés du Champfleury, 1529, de l’imprimeur Geoffroy Tory ; et l’Énigme trouvée ès fondemens de l’abbaye des Thélémites est tout entière, non pas imitée, mais copiée, sauf douze vers (elle en a 108), de Mellin de Saint-Gelais[1]. Si l’on faisait un alphabet ou un chapelet de ses « citations » et « références, » on en formerait une « bibliothèque « ou une « encyclopédie » de la littérature classique : latine et grecque. Sa familiarité n’est pas moins intime, il n’en use pas moins librement avec Villon, par exemple, ou plus généralement avec les auteurs de nos vieux fabliaux. Il connaît les Chansons de Geste et les Romans de la Table Ronde. Toute une partie de son œuvre est encore comme engagée dans la tradition du moyen âge. S’il doit beaucoup à Érasme et beaucoup à Budé, dont le De Contemptu rerum fortuitarum lui a peut-être fourni la définition de son « pantagruélisme, » on montrerait aisément qu’à peine est-il moins redevable aux Hutten et aux Thomas Morus, aux Epistolæ obscurorum virorum de l’un, 1515, et à l’Utopia de l’autre, 1518. Curieux de tout ce qui s’imprime, — à Bâle chez Fröben, à Venise chez les Alde, à Lyon chez Gryphius,

  1. Il resterait toutefois à examiner s’il a « emprunté » cette énigme à Mellin de Saint-Gelais, dont les œuvres n’ont paru en librairie que longtemps après les premiers livres de Rabelais ; ou si Mellin de Saint-Gelais l’a peut-être composée pour lui, comme de nos jours Théophile Gautier composait les sonnets que Balzac mettait dans ses romans.