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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

Ce qu’il ne contait pas, c’est qu’un débat pénible, le même qui avait dû déchirer l’âme de son fils, se prolongeait en lui. S’il ne pouvait se résoudre à condamner l’attitude de Pierre, il ne pouvait non plus refuser son approbation à ceux qui, au péril de leur vie, étaient accourus relever le drapeau. Du moment que nul engagement ne les liait… Et peut-être, dans sa détermination, entrait-il l’instinct d’une compensation obscure.

M. Réal, le lendemain, revoyait encore cette scène dans le cabriolet de louage qui, de la gare d’Amboise, le menait à Charmont. Ses affaires terminées, il avait voulu, entre deux trains, aller surprendre, embrasser les siens, avant de partir pour Saint-Étienne. Le roulement adouci des roues dans la grande avenue, les clartés courantes des lanternes faisaient surgir les troncs des hêtres, le fouillis roux des branches. Malgré le froid vif et la brume qui montait de la Loire, le silence, la paix des arbres, du sol le pénétraient du charme accoutumé. Jamais il n’avait mieux ressenti la beauté de ce nid de Charmont où il allait laisser les siens. Comme tout était précaire aujourd’hui, avenir, famille, maison ! Laissant le vieux Germain, tout content, s’emparer de sa valise. « Mais comment monsieur n’a-t-il pas prévenu ? » M. Réal, sans vouloir qu’on avertit personne, entrait rapidement, poussait la porte du salon. Marcelle et Rose, que le bruit de la voiture avait attirées à la fenêtre, se retournèrent avec des cris de plaisir, et, bondissant vers lui, se pendirent à son cou. « C’est papa, nous en étions sûres ! » Entre leurs frais visages, il apercevait avec bonheur l’intimité rompue d’un sursaut, la vaste pièce claire sous les lampes, sa femme qui s’élançait, son fils Louis penché sur un livre et se levant très vite, son père et sa mère à leur table, laissant tomber cartes et jetons, et se renversant dans leurs fauteuils avec une joie étonnée. La bonne étreinte ! Marie, descendue en hâte de sa chambre, accourait. Pâle, nerveuse, quoique résolue, elle avait perdu l’éclat subtil qui l’illuminait le jour de son mariage ; la femme était née de la jeune fille, dans un épanouissement où il y avait moins de cette divine fraîcheur heureuse, plus de sérieux prématuré. Une rêverie ardente l’emportait hors d’elle, à la suite d’Eugène ; son corps seul était là. Maintenant Charles Réal devait expliquer, raconter, répondre ; il jouissait de tout, des interruptions, des sourires, de la vie muette des choses, de la forme et de la place habituelle des meubles, de la lumière des petits abat-jour sur l’ovale vert de la table à jeu, du grand