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— J’ai cru d’abord, dit Malonsky, qu’elle reluquait le nègre, puis moi. Mais décidément, mon cher, c’est vous.

Frédéric, flatté, répondait à l’œillade. Une conversation générale s’engageait ; dans un langage hybride, coupé de mots en o et en i, des exploits fabuleux étaient célébrés, on toastait à des santés diverses ; et quand, après de multiples tasses de café et des petits verres, on se leva de table, certains assez peu solides sur leurs jambes, il partait bras dessus, bras dessous avec les Génois et la femme. Ils paraissaient de vieux amis. Elle se laissa prendre la main, lui dit tout de suite : — Tu me plais. Comment t’appelles-tu ? Elle répéta : — Frédéric, Frédéric ! Cela sonnait bien. Un vrai nom d’homme. Lui-même redisait, ravi, les syllabes charmantes : Madeleine. Il regardait avidement sa nuque, les petites mèches lumineuses et l’éclat de son cou, avec un signe noir dans un pli comme une mouche dans du lait.

Ils entrèrent tous ensemble au café. Une dispute s’éleva : Malonsky menaçait de fendre la tête d’un consommateur qui le regardait de travers. Les Génois en s’interposant compliquaient la querelle, dont Frédéric profita pour baiser tranquillement Madeleine sur la bouche. Ce fut un éblouissement. Tout son passé de voluptés faciles et de passions vives lui remonta dans le sang et l’étourdit. Il jouissait à plein corps de l’instant si précaire, si fugace. Que pesait sa vie ? S’il était tué demain ? L’air froid de la nuit ne dissipait pas cet entraînant vertige, l’avivait encore. Le ton de jalousie irritée dont un des Génois, dans la rue, appela : Maddalena ! le transportait d’une fureur subite. Mais la belle fille, serrée contre lui, se mit à rire… Qu’on lui… laissât la paix ! Elle était libre ! Résignés à son empire et sachant qu’elle leur reviendrait, les Génois prirent le parti de fermer les yeux. Malonsky, radicalement ivre, récitait d’une voix élégiaque des vers de Slovacki. Une horloge sonna minuit. Ils étaient arrivés devant une vieille maison de la rue Saint-Saulge. À travers les contrevens d’une pâtisserie filtrait un filet de lumière. Un des garibaldiens se fit ouvrir, et par la porte entre-bâillée tous se glissèrent. Ils pénétraient au premier, dans une pièce déjà pleine, crûment éclairée de bougies. Autour d’une table chargée de cartes, de billets de banque et d’or, se pressaient un double cercle de joueurs et de spectateurs, une cohue de toute race et de tout rang, des figures ravagées, exultantes ou sombres, des mains fiévreuses, crochues. Avant chaque coup, des silences gros d’émotion ; après,