Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/297

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
293
LES TRONÇONS DU GLAIVE.

tours entraînant dans leur rotation les pièces comme d’énormes gigots de bronze à la broche. Malgré la résistance, la mauvaise volonté du comité d’artillerie opposé à toute initiative de l’industrie, les canons du commerce et les affûts fabriqués dans les ateliers des chemins de fer, des omnibus et des petites-voitures étaient en train de constituer une artillerie excellente, se chargeant par la culasse, égale, sinon supérieure à l’artillerie ennemie. Les Parisiens étaient fiers de leur armement. Quelques grosses pièces de marine à longue portée étaient connues, aimées, à l’égal de personnes vivantes. Dans le sourd grondement des détonations, on distinguait leur voix. On disait : — Voilà Cunégonde qui crache, ou : — Tiens, Joséphine soupire. Au Mont-Valérien, la Marie-Jeanne, d’un coup de tonnerre, jetait à 8 kilomètres des projectiles de 200 kilos.

Ainsi, tous trois, d’un sujet à l’autre, prolongeaient leur causerie, revenant toujours à l’inconnu du lendemain, à cette tentative qui allait réunir peut-être enfin Paris et la France. Ils sympathisaient dans un sentiment qu’ils ne connaissaient pas autrefois, une solidarité née des événemens traversés ensemble. Si différens avec cela ! La haute sérénité de Thévenat plongé dans ses études, sa foi dans l’avenir ; la bonne humeur de Martial, jeune, amoureux, artiste ; l’équilibre prudent de M. Delourmel, bourgeois placide et timoré, homme d’ordre, de principes et de lieux communs. Avec sa benoîte figure soigneusement rasée, son corps tassé par la grippe, ses pantoufles tendues vers le feu maigre, le petit rentier n’avait nullement la mine d’un soldat d’avant-postes. Il soupira :

— Maintenant que voilà les portes fermées, quand reverrai-je mon jardin de Nogent ? À moins que la bataille imminente ne nous libère, je ne referai pas de longtemps l’excursion.

Il montra le bouquet d’asters desséchés dans un vase, sur le buffet. Ils le gardaient comme un souvenir. Il dépeignit les gares vides et nues, l’ironie des vieilles affiches : Voyage circulaire dans l’Alsace et dans les Vosges. — Train de plaisir pour Nancy…, les files de wagons au repos, gris de poussière. À Nogent, la tristesse des maisons dévalisées, de la Marne, si vivante jadis, des collines brumeuses d’où, brusquement, des coups de fusil partaient. Si mélancolique que fût le tableau, une bouffée d’air pur entra. Thévenat dit :

— Le printemps reviendra ; les arbres reverdiront. Bientôt la