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mais à tous les hommes qu’ils s’adressent. Quels que soient leurs défauts (et si Plutarque en a plutôt d’aimables, ceux de Sénèque le Tragique sont énormes et presque repoussans), nous ne sommes point en les lisant arrêtés, ni distraits, ni gênés ou dépaysés par ces singularités locales et ces accidens particuliers dont les raffinés se font leur plus vif plaisir quand ils lisent Hérodote ou Pindare, Salluste ou Catulle, Virgile même ou Tite-Live. Contemporains de la fusion de toutes les nationalités de l’ancien monde dans l’unité romaine, et on pourrait déjà presque dire dans l’unité chrétienne, — à ce point qu’on a pu débattre la question des « rapports de Sénèque avec saint Paul, » — Plutarque et Sénèque, l’un Espagnol et l’autre Grec, ont écrit pour l’Empire ; et c’est pourquoi les hommes de la Renaissance, Anglais ou Italiens, Allemands ou Français, ont pu les aborder de plain pied. Leur influence au XVIe siècle est le signal, ou du moins l’un des symptômes de ce que l’on a justement appelé : la latinisation de la culture, et je l’entends ici, plus particulièrement, d’une tendance commune de l’Europe d’alors à résumer, ou à synthétiser l’antiquité tout entière dans les écrivains de l’époque impériale.

Et le phénomène ne se limite point aux nations de race latine, ou crues telles ; on le constate en Angleterre ; et, en Angleterre comme en France, c’est à Sénèque que l’on demande le modèle de la forme tragique. Plutarque aussi n’y est pas moins imité qu’en France, ni Aristote moins écouté qu’en Italie. C’est comme si l’on disait qu’avant de se « nationaliser, » et de devenir anglais dans la patrie de Shakespeare, espagnol dans celle de Lope de Vega, français dans celle de Corneille, le drame a commencé par être « européen » dans tous les sens du mot ; — et je ne crois pas qu’on l’ait jusqu’ici très bien vu. La littérature de la Renaissance, en général, a été vraiment européenne, quoique d’une autre manière que la littérature du moyen âge. Elle n’a rien exprimé de particulièrement « national. » En elle, et par elle, sous la discipline de l’humanisme, international par définition, l’Europe entière a fait sa rhétorique. On a demandé aux anciens le secret de les égaler et au besoin de les surpasser. Mais aussitôt qu’on a cru le tenir, on s’est souvenu que l’on était « les gens d’alors, » — des modernes, des Français, des Espagnols, des Anglais, — et on n’a point retourné contre ces anciens les leçons qu’on avait reçues d’eux, mais dans les formes antiques, et selon le