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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

Étienne, à Châtellerault, à Bourges, nos manufactures d’armes et de munitions fonctionnaient nuit et jour. En même temps, les décisions se succédaient, portant aux extrémités du pays le sang jeune d’une volonté ardente : — formation des corps de gardes nationaux mobilisés ; — suspension des lois d’avancement : à temps troublés, mesures exceptionnelles ; on n’avait plus de cadres, il fallait en faire ! — les mobiles, les mobilisés, la légion étrangère et les corps francs, groupés en armée auxiliaire, assimilée à l’armée régulière, noble idée fondant dans une même foule tous les soldats de la France ; on avait les mêmes devoirs, on aurait les mêmes droits ! — organisation de vastes camps régionaux ; vingt autres décrets encore !

Le maire, réservé jusque-là, et qui, de ses doigts d’ancien forgeron, déformés en spatule, s’ingéniait à manier verres et fourchettes aussi aisément que ses voisins, prit la parole. Tout cela était bel et bon. Mais, de cette masse de décrets, un pourtant l’offusquait : la déclaration de l’état de guerre pour tout département à moins de 100 kilomètres de l’ennemi.

— Quoi de plus naturel ? protesta le cousin Maurice. Dans le rayon de son inspection, il venait précisément de mettre en état de défense la forêt d’Amboise : vastes terrassemens, coupures de chemins, abattis d’arbres. Souffrant d’une chute de cheval au moment de l’enrégimentation des gardes forestiers à Paris, sur l’appel du capitaine des chasses, il avait été heureux de ne pouvoir s’y rendre ; il serait plus utile avec quelques vieux gardes, dans un pays dont il connaissait les ressources et jusqu’aux moindres sentiers.

Mais Pacaut grommela :

— Allez, ça n’est pas ça qui les empêchera d’arriver ! Alors, pourquoi nous forcer, nous autres, à nous en aller tous, avec nos femmes, nos enfans, le bétail, les grains, le fourrage, ne laissant derrière nous que les hommes valides, pour se faire tuer ? Comment ! il faudra brûler nous-mêmes les provisions qu’il n’y aurait pas moyen d’emporter. Et nos maisons, nos meubles, nos vignes, qu’est-ce que ça deviendra ? Et, s’ils avancent toujours, faudra-t-il avec nos troupeaux reculer jusqu’à la mer ? Non, ça n’a pas de bon sens.

M. Bompin opina :

— Et pourquoi nous rendre responsables, maire, curé, notables, de l’exécution d’une mesure aussi barbare ? Pas une commune ne s’y résignera.