en profitèrent pour dauber les erreurs chinoises et s’exalter à nos propres dépens. « Voyez ces barbares ! s’écrièrent-ils. Oh, les esprits laborieux et lents qui mirent des siècles à comprendre que la terre tournait ! Nous le savions, nous, depuis que, penchés sur le chaos où sa masse encore molle nageait comme une graisse flottante, nos dieux remuaient les eaux de leur lance infatigable ! » Et certes les anciennes théogonies ne nous offrent pas un plus beau symbole de l’éternel mouvement du monde : seulement ces penseurs s’en avisèrent un peu tard. Piqués au jeu, ils entreprirent d’accorder les gesticulations de leurs fantômes avec les signes précis de la science étrangère. Mais le temps était passé où l’esprit japonais pouvait vivifier le miracle de ses dieux. D’ailleurs cette cohue de divinités silencieuses n’inquiétait point les moralistes. Ils avaient simplifié les problèmes. Le Japon est la terre des dieux ; les Japonais sont les fils des dieux et comme tels participent de la sagesse des dieux. Ils savent tout de naissance. Entre eux et les autres peuples, la différence n’est pas dans le degré, mais dans l’espèce. Race divine, naturellement heureuse et infaillible, s’ils en arrivaient à juger qu’un système de morale leur fût nécessaire, ils s’avoueraient par là même inférieurs aux animaux. C’est en ces termes que le vieux docteur Motowori, vers le fin du XVIIIe siècle, exposait la doctrine shintoïste. Et les prêtres que j’interrogeai sur la destinée humaine raisonnaient, si j’ose ainsi parler, à peu près comme Motowori.
Le miroir shintoïste a reflété l’image d’une vanité prodigieuse et les satisfactions les plus épanouies que l’homme ait jamais dues à son ignorance. Durant des siècles, la pauvreté des idées japonaises s’y est complaisamment mirée. Mais les âmes n’apprirent point à s’y connaître. Aujourd’hui son verre grossissant leur répète encore leur divine ascendance ; et si toutes n’y croient plus, beaucoup pensent du moins comme cet honnête Japonais qui, en pays étranger, se laissait traiter par un chevalier d’industrie de petit-fils du Mikado et qui, volé, dupé, me disait plus tard : « Je savais bien que ce n’était pas vrai, mais ça me flattait. » Le shintoïsme les flatte dans ce qu’ils ont d’irréductible : leur orgueil d’insulaires. Mais cet orgueil, — insupportable quand il se hausse à vouloir philosopher, — n’est au cœur des humbles qu’un instinct de conservation et l’amour religieux du pays natal. La pensée japonaise, présomptueuse et stérile, a des racines vivaces et d’une exquise délicatesse. Sa valeur est le secret de la terre.