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mobiliers ; notre pensée ne les anime que dans la folie de la colère et pour les violenter. Le Japon est peut-être le seul pays du monde où l’on soit poli envers les choses. Les Japonais ont des mains respectueuses et légères. D’ailleurs, leurs pieux égards ne s’adressent qu’aux choses du pays. N’attribuez pas uniquement à l’inexpérience leur incurie fréquente des objets européens. Ces objets ne sont à leurs yeux que des étrangers profanes. On peut les salir avec impunité. Nous retrouvons sans doute à l’origine de toutes les religions cette hygiène purificatrice. Mais les Japonais n’en firent guère plus un symbole que l’oiseau qui se lustre aux rayons du soleil. Elle n’implique chez eux aucune tache originelle et remet simplement les créatures en harmonie de pureté avec la création.

Ce peuple amoureux de la grâce des eaux, et des pierres qu’elles ont polies, et des vapeurs qui s’en exhalent, ce peuple si tendrement attaché à la figure des choses, n’a point relégué ses morts dans de tristes enfers où les ombres gémissent d’être des ombres. Je ne sais si le culte des morts a précédé tous les cultes et s’il ne fallut bien du temps à l’humanité pour jeter entre elle et l’autre bord de l’abîme cette chaîne de fantômes. Mais le shintoïsme qui établit la céleste origine de la nation japonaise ne tarda pas à confondre les morts avec les dieux, créateurs du pays. Ce sont les kamis les plus chers et les plus vénérés. Ils font le retour des saisons, les vents, les pluies, les bonnes et les mauvaises fortunes. Ils gouvernent l’empire des vivans. Ils vivent enfin d’une vie intangible et réelle. Ils respirent les fleurs qu’on a cueillies pour eux ; ils se désaltèrent à la coupe d’eau fraîche qu’on leur a versée. Ils se plaisent à la musique, aux danses, à tout ce qui met en belle humeur les divinités célestes. Le meilleur peintre de la vie japonaise, Lafcadio Hearn, nous conte l’histoire véridique d’une danseuse qui, veuve de son amant, le soir, dans sa hutte solitaire, à l’heure où celui qui l’avait adorée la contemplait d’ordinaire toute à lui, revêtait ses plus riches atours et, aux clartés des lampes, dansait en souriant devant sa tablette funèbre. Le perpétuel miracle de la présence réelle des morts développe prodigieusement chez un peuple le sens de l’invisible. Les Japonais dorment, s’éveillent, marchent, causent dans la société des esprits. Mais, si ces esprits agissent sur nous, nous réagissons sur eux, tant le monde sensible est intimement mêlé au monde surnaturel. Le Journal officiel nous informe parfois