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incapables de se hausser à la maîtrise de leur mission, se levait un parti d’agitateurs, brûlant de remettre la main sur le pouvoir qui leur avait échappé, le 4 septembre. Ah oui ! on était loin des premières heures, où ce beau mot de République simplifiait, illuminait tout ! Quel chemin parcouru, ou plutôt quel piétinement !…

Au moment de rouler une cigarette, Martial s’aperçut qu’il n’avait plus de tabac. Il passerait aussi à la crémerie, avalerait une tasse de café, — il vivait d’une façon un peu bohème, mais sobre. Son petit groupe en marbre de Daphnis et Chloé lui avait l’autre année rapporté deux mille francs, mis alors en réserve pour les mauvais jours. Il ouvrit un vieux secrétaire Louis XV un peu bancal, dont il appréciait la courbe heureuse, fit jouer un tiroir à secret et prit à même quelque monnaie.

Il poussa le vantail de la porte, traversa de plain-pied la cour séparée de son atelier par un jardinet et par une haie de lilas. Devant l’écurie ouverte, un cocher et un palefrenier, rouges de santé, pansaient deux beaux chevaux, attachés aux anneaux du mur. Leur propriétaire, M. Blacourt, les contemplait avec satisfaction. Il salua Martial, dont il connaissait le nom depuis qu’ils habitaient la même maison. Comment, se dit l’artiste, ces trois gaillards ne sont-ils pas gardes nationaux comme moi ? Dans son bataillon, les gens mariés et d’âge mûr étaient en majorité. Au troisième, logeait un petit rentier, M. Delourmel, qui, pliant sous le sac, s’en allait courageusement monter sa garde. Pendant ce temps, les magasins, les cafés regorgeaient de commis et de garçons, gros et gras, qui se moquaient pas mal de la loi appelant tous les hommes de vingt-cinq à trente-cinq ans.

— Pas de lettres ? jeta-t-il sans conviction devant la loge. Depuis dix-neuf jours, il était, comme tout Paris, sans nouvelles, partageant l’inquiétude, la fièvre d’attente de cette multitude séparée du reste de la terre. Les journaux, avec leurs proclamations à effet, leurs tirades emphatiques, au lieu de tromper cette faim, l’excitaient. On avait bien appris la semaine dernière la reddition de Toul et de Strasbourg, nouvelles pires que le silence.

La concierge, Mme Louchard, femme hydropique et maussade, — car elle faisait tout dans la maison depuis que son mari, élu officier de la garde nationale, sans cesse dehors, pérorait aux clubs et chez les marchands de vins, — s’appuya sur son balai :