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dans ses bras, ce n’est pas la bergère qu’il embrasse, mais un démon tombé des frises. Un sujet d’un merveilleux enfantin, une vague intrigue, beaucoup d’acrobatie et de prestidigitation, un peu de musique et de dialogue, telle est, dans son premier état, la comédie foraine. Si naïve et si grossière soit-elle, c’est un commencement et un point de départ. Le progrès consistera à diminuer la partie foraine pour augmenter d’autant la partie musicale et littéraire.

Les théâtres déjà établis et officiellement reconnus ne s’y méprirent pas et flairèrent aussitôt la concurrence. Alors commence entre les forains et les directeurs de scènes privilégiées une lutte épique, fertile en incidens, ruses et stratagèmes, lutte des faibles contre les puissans qui dure avec des fortunes diverses pendant un siècle et se termine par la victoire définitive des faibles. Un jour c’est la Comédie-Française qui interdit aux forains de parler, un autre jour c’est l’Académie de musique qui leur interdit de chanter et de danser ; ce sont les Italiens qui leur contestent le droit aux ariettes et ce sont les Marionnettes elles-mêmes qui leur défendent d’user de la pratique de Polichinelle. Il y a toujours dans la salle quelque émissaire des rivaux coalisés, parfois un Baron ou un La Thorillière, occupé à épier la moindre contravention. A peine la représentation est-elle terminée, le lieutenant de police prend possession de la « loge » où ses hommes se mettent en devoir de briser les sièges, mettre les accessoires en morceaux et brûler les décors. A maintes reprises et pendant plusieurs années les spectacles sont supprimés. Les forains ne se découragent pas. Aux privilèges des grands comédiens ils opposent les privilèges de la foire : ils mettent à profit les conflits de juridictions, les lenteurs de la procédure, l’irrégularité de la répression, les complaisances d’un pouvoir arbitraire, mais débonnaire. Habiles à profiter de tout, les Alard, les Francisque, les Dominique déploient dans la lutte une agilité, une souplesse, une adresse bien dignes des équilibristes, illusionnistes et danseurs de corde qu’ils étaient. Ils jettent dans la mêlée tous ceux dont les intérêts sont en quelque manière liés aux leurs, princes qu’ils ont divertis, abbés à qui ils paient des redevances : en sorte qu’on voit en justice des dignitaires de l’État ou de l’Église côte à côte avec des farceurs de foire. Ils vont jusqu’à prendre dans la garde ordinaire de M. le duc d’Orléans deux suisses qu’ils métamorphosent en directeurs de théâtre, les Suisses jouissant d’une quantité de privilèges, immunités et exemptions[1]. Ils se hâtent de bénéficier

  1. Cf. Heulhard. La Foire Saint-Laurent.