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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

divisions du 1er et du 2e corps s’ébranlaient, franchissant la Marne, au tremblement des ponts de bois dans l’eau verte.

Les routes sonores résonnaient sous le piétinement immense, le roulement ininterrompu des canons et des voitures. Armée de cent mille hommes, où seuls les deux vieux régimens de la retraite de Vinoy, le 35e et le 42e, subsistaient des troupes aguerries de l’Empire, au milieu des masses flottantes de la jeune République. Agglomération de recrues, de mobiles, avec des cadres de hasard ; multitude prête à se faire tuer, sans un chef capable d’utiliser vraiment ces admirables bonnes volontés. Du général au sous-lieutenant, la bravoure tenait lieu de tactique. On croyait avoir fait tout son devoir, en n’étant ménager ni de sa vie, ni de celle de ses soldats. Et les pommettes brûlantes de froid, les doigts raides à la crosse des fusils, les bataillons gravissaient la route libre, la pente des champs dont les mottes dures s’écrasent, interrogeaient du regard cet horizon clair, où le soleil fait miroiter des vitres, dore les murs, se pose en nappes blondes à la cime des bois. Champigny se détache sur la hauteur ; à gauche, les arbres du Plant, troués de maisons, et le remblai du chemin de fer de Mulhouse. Un grand silence plane en avant, qui angoisse par son mystère. De quel fossé, de quel talus partira le premier coup ? Les yeux guettent la petite fumée blanche, l’oreille la détonation brusque. Il est neuf heures.

Tout d’un coup, une batterie wurtembergeoise ouvre le feu, toute la ligne des avant-postes s’enflamme, le 1er et le 2e corps se déploient, refoulant les compagnies saxonnes de Champigny, du Plant et de Bry. À la gauche, en avant de la division de Maussion, marchant avec le bataillon d’éclaireurs, le général Ducrot a lui-même enlevé les hommes, hésitans devant une barricade sous la voûte du chemin de fer. Les gabions sont bousculés, les poutres renversées. Le général en chef, ferme à cheval, précède son état-major, qu’il dépasse du képi brodé ; sa taille athlétique, sa forte tête aux épaules larges expriment l’audace et l’entrain. Il ne semble pas se douter que sa place n’est pas là, mais en arrière, à un point d’où il pourrait embrasser l’ensemble du panorama, les mouvemens des troupes ; visiblement, il estime son rôle bien rempli, parce qu’en payant de sa personne, il essaye de les mener à la victoire, ou à la mort. Lui, le représentant de tant de vies, des destins de Paris et de la France, il joue cette partie suprême presque à l’aveugle, jetant dès le début ce qui devrait