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Toul, l’héroïque cité avait fait son devoir. Et Laon ! Il rappela la folie sublime de ce garde d’artillerie, révolté par la lâcheté de la ville se livrant elle-même : Henriot attendait que les Allemands entrassent et faisait alors sauter la poudrière, s’ensevelissant sous les morts et les ruines. Pour lui, il savait bien que son fort, s’il devait se rendre, se vendrait chèrement. Il était là comme dans un navire à l’ancre, avec une bonne cargaison de munitions et de vivres dans les soutes. L’équipage ne pouvait descendre à terre sans permission. Il dépeignit, avec la poésie simple de l’homme qui aime son métier, les habitudes conservées, la stricte discipline ; il évoqua la gueule des lourds canons marins aux sabords, les sentinelles aux bastingages, le timonier à sa longue-vue. À ces mots, ses yeux prenaient la nostalgie des grands cieux clairs au-dessus de la mer, balayés par les vents du large. Martial reconnaissait leur expression particulière aux de Nairve ; ils avaient, plus que les Réal, le goût de l’action, un besoin d’espace et d’aventure qui, des trois frères, avait fait un forestier, un matelot, un colon d’Amérique.

Mme  Thédenat se levait pour changer les assiettes ; le sculpteur la prévint, voulut même, quoiqu’elle s’en défendît, apporter solennellement le Horsesteack entouré de pommes de terre bouillies. Et chacun de s’escrimer, avec bonne humeur, contre la chair coriace.

— N’est-ce pas que c’est très mangeable ? dit Mme  Thédenat. Ils s’étaient mis au cheval depuis huit jours ; on faisait queue moins longtemps aux grilles des boucheries.

— D’ailleurs, dit Thédenat, bœufs et moutons ne sont pas meilleurs. Rien de navrant comme ces troupeaux malades, décroissant chaque jour, qui se traînent à la pâture, dans le Bois de Boulogne.

— Notre pauvre Bois ! soupira Mme  Thédenat.

Elle n’y allait pas deux fois l’an, mais en bonne Parisienne avait souffert de sa dévastation.

— J’ai vu des francs-tireurs tuer à coups de fusil les derniers cygnes du lac, dit Martial. C’était le jour où l’on m’a pris pour un espion prussien. Comme je rentrais, avec mes petits croquis, les gardes nationaux m’ont arrêté, malgré le képi. Mais je les excuse, railla-t-il, on est garde national ou on ne l’est pas. Dans le service, nous ne connaissons personne.

On rit, sachant que, si la manie de la foule était de voir par-