mener un pauvre sourire sur le beau visage bouleversé. Lui aussiavait le cœur saignant : quitter Charmont à cette minute, laisser sans protection ces femmes et le vieux père ! Les deux derniers hommes de la maison partis, qu’adviendrait-il de ces existences qui lui étaient plus chères que la sienne ? Tout l’effrayant aléa lui apparut : le château à l’abandon, les Prussiens si près… Qui sait, bientôt peut-être les vexations, l’insolence de l’envahisseur ? Comment le père, avec sa rage patriotique, son caractère vif, supporterait-il ?… Avait-il été sage de céder à sa volonté têtue ? N’aurait-il pas dû, puisque Jean Réal était inséparable de Charmont et que Gabrielle et Marie se faisaient un devoir de ne pas abandonner les vieux, accepter l’offre de Poncet, écarter Marcelle et Rose ?… Mais non, à moins de fuir de ville en ville, il n’y avait qu’un parti digne d’une famille unie comme la leur. Les hommes à l’armée ; femmes, enfans, vieillards à la maison. C’est une lâcheté que de déserter le coin de terre où l’on tient par des racines si puissantes : la naissance, la mort ; de fuir le toit où successivement tous ont vécu, aimé, souffert, dans le jour à jour des tristesses et des joies, la douceur des souvenirs et la force des habitudes, la religion du foyer. Le père avait raison : c’était bien.
Marie avait repris sa broderie, jetait de temps à autre un regard furtif sur Gabrielle. Comme elle la comprenait et la plaignait ! Puis, point à point, elle suivait l’aiguille ; une expression indéfinissable passait alors sur son visage où la douleur et l’amour avaient épanoui une âme de femme ; elle paraissait écouter en elle-même, un doute mêlé d’espoir éclairait ses yeux bleus. Est-ce qu’elle ne se trompait pas, est-ce qu’une vie obscure n’allait pas bientôt remuer dans sa chair ? Elle en sentait courir à travers ses veines, avec un trouble plein d’anxiété, l’émoi précurseur, le frisson délicieux.
Le grand-père posa ses cartes et fit pivoter son fauteuil. Il venait d’entendre la porte s’ouvrir, dans un éclat de voix gaies. Henri entrait, entouré de ses sœurs. Marcelle et Rose le contemplaient avec une admiration attendrie, dont il jouissait naïvement, bien qu’il fît le détaché. Il eût cru d’une âme inférieure de paraître troublé et, bien que l’étant au fond, il éprouvait un orgueil enivrant à faire acte d’homme, — de héros, disaient les yeux de Rose. Mon Dieu, oui, de héros, s’avouait-il, tout en affectant une simplicité de bon goût, conforme à la situation. Il avait